Au pays des aveugles, les Oracles sont rois [Lucian & Emily]

La librairie était calme, comme d’habitude. Ce n’était pas n’importe quelle boutique. On dirait qu’ici, il existait un accord tacite entre les clients. On ne faisait pas de bruit. On laissait les livres reposer en silence, comme si les déranger allait leur faire perdre de leur magie, ou réveiller une vieille malédiction. Emily aimait le calme. Quand l’ouïe est plus développée, on a tendance à moins supporter le bruit, de façon logique. Et l’ouïe de la jeune femme était plutôt bien développée. Incapable de se fier à sa vue, qui avait décidé de prendre des vacances prolongées, elle avait exercé son ouïe à lui donner les indications qui manquaient. La voiture qui arrive, la personne qui arrive un peu trop vite, la personne en danger, le micro-ondes qui a terminé de faire bouillir la soupe. En contrepartie, la musique ne s’écoutait qu’à volume modéré, les pleurs d’un enfant étaient insupportables, et l’alarme incendie avait manqué plusieurs fois de lui valoir une crise cardiaque.

Alors la librairie, c’était un havre de paix. On n’entendait que le doux bruit des pages qui se tournent et la voix de la libraire en train de conseiller un client. Emily, elle, était dans le petit rayon des livres en braille. Cette librairie avait un rayon braille, c’était déjà quasiment inespéré. Il faut dire qu’il y avait une sacrée concentration de mal-voyants au mètre carré, dans le coin. La jeune femme cherchait quelque chose à lire. Un truc joyeux, pour changer. Une jolie histoire d’amour. La dernière fois, elle avait emprunté Nos Etoiles Contraires, elle avait pleuré pendant deux heures après la fin du livre. Donc là, elle penchait plutôt pour un truc qui remontait le moral. Rachel Joyce, ça avait l’air pas mal. Mais elle n’avait jamais lu Sherlock Holmes, c’était bien aussi, non ? La jeune femme se poussa légèrement pour laisser un homme voir les livres lui aussi. Tiens, un aveugle de plus au pays du surnaturel ? Emily en croisait rarement.

Elle s’apprêtait à demander conseil à la libraire, quand son attention fut attirée vers un bruit qui tranchait dans le paysage. L’homme s’était mis à respirer nettement plus vite et plus fort. Elle s’approcha doucement, et se rendit compte qu’il était quasiment plié en deux.
« Hey, ca va ? », demanda-t-elle en fronçant les sourcils. De toute évidence, non, ça n’allait pas. C’est étrange, la façon dont il respirait comme dans une crise de panique, sa posture, son immobilité, ça ressemblait à elle quand elle avait une vision, les premières fois.

Merde.

D’un geste, elle mit son bras sous celui de l’inconnu, pour le soutenir, et dit à Woody de les guider hors de la librairie. Lorsque la libraire l’interpella, visiblement inquiète, Emily fit un grand sourire.
« Le jeune homme a l’air de faire une petite crise de panique, je l’emmène prendre l’air, ne vous inquiétez pas, on se débrouille entre aveugles ! »
Il ne fallait surtout pas que quelqu’un d’autre se joigne aux festivités. Emily savait bien quel point les premières visions étaient difficiles. C’était comme une vague puissante qui vous traversait de part en part pour terminer dans le cerveau. Ca faisait mal. Une fois dehors et loin des regards impudiques, elle se pencha vers l’inconnu.
« Faut que tu respires. »
Elle savait qu’il l’entendait probablement de loin, son être tout entier dédié à la vision. Même quand la vision était finie, il fallait quelques secondes à quelques minutes pour s’en remettre totalement, selon la puissance. Mais elle essaya quand même.
« Suis ma voix. Inspire, expire. Ca va passer, OK ? »

Il finit par se calmer. Et Emily se dit que si ce n’était pas une vision, elle aurait l’air bien gourde. Remarque, les crises de panique et les visions, mêmes symptômes, non ?
« Ca va ? », demanda-t-elle doucement, la main sur l’épaule du probable Oracle. « Tu veux de l’eau ? Y’a un banc juste derrière nous si tu veux t’asseoir. »
Oui, elle en faisait peut-être trop. Mais savait-on jamais. Il fallait bien soutenir ses pairs dans la galère, non ?