róis + don't let me go

Mon premier magicien m'a appelé Róis (qui signifie "rose", car je suis d'abord apparu sous la forme d'une rose) O'Lawlor (il a tenu à me faire cadeau de son nom de famille) ! Je suis né le 25 mai 1914 à près de Dublin, en Irlande. Je suis un élément de 102 ans si on peut effectivement me donner un âge. Pour plus de précisions, je suis hétérosexuel, même si je n'ai jamais vraiment eu de relation et présentement célibataire. Je suis fier de dire que je travaille en tant que graphiste (mais je suis aussi un peu homme à tout faire), ça m'aide à payer mes factures. Je suis d'ailleurs plutôt dans un état financier confortable On me dit souvent que je ressemble à Luke Grimes, mais en mieux, quand même. Une dernière chose, je fais partie du groupe des éléments d'air, et plus précisément je suis un génie.

Mes pas foulent la terre humide. Le vent balaie mes cheveux. Je frissonne. Tout a changé. Absolument tout a changé. Je suis perdu, je ne reconnais rien. Bray a changé, tellement changé. Seules quelques années ont passé et pourtant, j’y ai perdu tous mes repères. Alors je vais au seul endroit qui n’aura pas changé. Là où je retrouve tous mes repères. Là où je me retrouve face à la personne que j’ai mis 100 ans à construire. Wicklow, les montagnes de Wicklow, quel endroit magnifique. Tout semble plus pur ici. Les couleurs m’ont l’air plus vives, plus vraies. Les odeurs sont fortes, mais agréables. Je sens le bois, je sens l’herbe humide et la sève des arbres. Les sons caressent mon ouïe doucement, délicatement.  Je sais exactement où je vais. Tout droit, à droite, à gauche, encore à gauche, tout droit, puis à droite. Et là, se trouve un rocher, un rocher devant lequel je ne suis plus retourné depuis une dizaine d’années. Mes doigts se croisent instinctivement dans la poche de mon jean. Je dois l’admettre, je suis un peu superstitieux et j’ai toujours un peu peur que mon bien, la chose la plus importante sur cette terre à mes yeux, disparaisse.
Je reste stoïque, à fixer la roche recouverte de mousse, presque sans ciller, comme si j’attendais que la boite métallique sorte d’elle-même de sa cachette. Après quelques minutes, je me décide enfin à me pencher et à déplacer l’énorme pierre. Mon rythme cardiaque, qui s’était vivement accéléré, reprend son battement normal à la vue de l’objet si précieux. Je constate néanmoins qu’en dix ans, la boite métallique a bien vieilli : rouillée et déformée probablement par l’humidité, j’ai à nouveau la crainte que son contenu en soit abîmé. Inquiet, je n’attends pas une seule seconde de plus et je l’ouvre pour en avoir le cœur net. Je pousse un soupir de soulagement. Le carnet est intact. Ma mémoire est toujours là.  Certes, les pages ont pris une couleur jaunâtre et elles semblent plus fragiles que jamais, mais tout y est. Tous mes souvenirs y sont toujours recensés, faisant de moi un être bien plus humain qu’un simple être de poussière qui va et vient sans laisser de trace. Des traces, j’en ai laissé. Des choses, j’en ai faites. Et tout est recensé sur toutes ces pages. Ce carnet, c’est mon histoire. Mon histoire qui a débuté en 1916 à Dublin.  

Il s’appelait Aldalf O’Lawlor. Il avait une petite quarantaine d’années, les cheveux poivre et sel et une longue barbe déjà blanche. C’était un homme bon, un homme au grand cœur. Il m’avait déjà invoqué plusieurs fois ces deux dernières années. La guerre battait son plein et il fallait faire le bien. S’il ne pouvait pas se servir de son don à cette fin, quel était l’objectif ? Ce que je voyais de l’humanité ne me donnait pas envie d’en faire partie : des massacres, des cris, des pleurs, de la souffrance, des blessures et beaucoup, beaucoup de morts. Je n’aimais pas ce que je voyais, mais j’essayais de faire une différence à chacune de mes apparitions. Et pourtant, à chaque fois que je revenais, je constatais que rien n’avait changé. J’avais peut-être influer sur une vie, peut-être deux, mais le cauchemar de l’humanité ne prenait pas fin. Pour Aldalf, j’étais si beau, disait-il, « surtout lorsque tu apparais comme une rose ». J’ignore pourquoi, mais c’est toujours sous cette forme que j’apparaissais, dans le même vase rempli d’une eau jaune. Róis m’a-t-il appelé, en l’honneur de cette fleur qui ne pourrait mieux me caractériser.
Ces années-là étaient étranges, empreintes d’un paradoxe que je ne saurais vraiment expliquer. En fait, malgré l’horreur qui hantait nos journées, je passais du bon temps avec Aldalf. Il m’enseignait tout ce qu’il y avait à savoir sur ce monde que je peinais à comprendre. Il me parlait du Secret, des Quatre, il m’expliquait tout des créatures, des êtres humains, de l’Histoire, de la religion, du Bien et du Mal. Aldalf me façonnait. Je ne le savais pas encore, mais il me construisait, il me montrait la voie que je devais suivre et que j’allais suivre durant les 100 prochaines années sans me douter que tout viendrait de cet homme-là.

Un matin d’automne, la rose apparaît posée sur la vieille table de bois. Le vase n’est plus là. La pièce n’est plus empreinte de la même chaleur. En fait, il fait froid, très froid. La maison a changé, en fait, je n’ai plus l’impression d’être au même endroit. Certains meubles sont là, mais ils ne sont plus à la même place. Les murs ont changé. Ils ne sont ni de la même couleur, ni placé selon le même angle. Je suis persuadé d’être ailleurs. Après avoir observé toute la pièce, c’est là que je le vois, terré dans l’obscurité : Aldalf Junior. Ce sont les mêmes traits que ceux de son paternel. La plus grosse différence, c’est son expression. Ses dents semblent scintiller en un sourire malsain, méchant. Je me souviens encore de ses premiers mots : « une rose, ça ressemble tellement à papa. Quelle fleur bleue. Allez, Róis, prends une forme un peu plus humaine, nous avons beaucoup de choses à nous dire. » Je n’avais jamais encore vu le fils d’Aldalf. Il ne l’avait mentionné qu’une ou deux fois, assez pour que je comprenne que c’était compliqué et qu’il ne souhaitait pas rentrer dans les détails. À présent, je me demandais bien ce que je faisais là, dans cet intérieur rustique qui n’avait plus rien de l’environnement chaleureux que j’avais connu. Et j’allais vite découvrir la vérité. Aldalf était mort. Tué par son propre fils.  Un fils ignoble qui ne vit que pour faire souffrir, pour salir, pour souiller. Il n’a fait que me demander l’impossible. C’est d’ailleurs ce qu’il faisait avec à peu près tout le monde. Il usait les gens, il les torturait. Son but était probablement d’user toute mon énergie, de me voir me tortiller de douleur à force d’être présent trop longtemps. Ce fut ma plus longue apparition et celle qui s’est terminée de la manière la plus particulière : par sa mort à lui. Son esprit démoniaque avait fini par le perdre. Comme quoi tout est dans le karma, le mal que tu fais aux gens finit toujours par te rattraper. Du moins c’est ce qui s’est passé pour Aldalf Junior.

Suite à ça, les invocations se sont succédées. J’ai été appelé par d’autres familles de magicien. Rien de bien extraordinaire en soit, tout s’est bien passé. Je ne suis plus tombé sur de mauvaises personnes. Pendant cette période, j’ai réellement grandi. J’ai découvert la joie, le rire, l’amitié, le bonheur. Je me suis lié pour la première fois. J’étais souvent invoqué, je voyais certaines familles de Bray grandir. Il y avait des enfants que j’avais vu jouer dans un bac à sable qui rentraient, au début des années 2000, dans la vie d’adulte. J’étais là lors du passage au second millénaire. Pour l’événement, la ville avait mis le paquet et j’étais entouré de personnes que j’appréciais.
Un matin de juillet 2005, je suis apparu à Londres, chez mon « magicien du moment » Brandall, du moins dans son studio d’étudiant. Il était tout blanc, paniqué, visiblement lessivé. Aux vues de ses cernes, j’avais l’impression qu’il n’avait plus dormi depuis des semaines. Il se tirait les cheveux en me regardant, en silence. J’avais du mal à comprendre, c’était le genre d’émotion que je n’avais jamais ressenti moi même. Il semblait être empreint d’un tel mal être… « Brandall… » Il me coupe immédiatement : « Róis. Écoute moi attentivement. » Il ne marque qu’une courte pause. « Il va y avoir une attaque… Le métro. Tu dois t’y rendre. Tu dois empêcher une femme d’y entrer, je t’en prie, c’est essentiel. » Je ne comprends rien. Une attaque ? Quelle attaque ? Lisant probablement mon incompréhension, Brandall décide donc de m’éclairer : « Un attentat, Róis, un attentat aura lieu demain dans le métro de Londres. » Les questions fusent dans ma tête, la pression monte et me tord l’estomac. Pourquoi est-ce qu’il ne me demande pas de l’empêcher ? Pourquoi ne sauver qu’une seule personne ? Et c’est la question que je ne cesserai jamais de me poser, dont je n’aurais jamais la réponse. Je me vois encore tirer sa main, l’empêcher de pénétrer dans la bouche de métro, croiser son regard troublé, ne pas la lâcher, voir la peur gagner son visage. Elle devait probablement me prendre pour un voleur, un agresseur, quelqu’un de mauvais qui lui volait du mal. Et pourtant, elle s’apprêtait à se rendre compte que je n’étais là que pour lui sauver la vie. Quelques minutes plus tard, une première déflagration s’est fait entendre. Je suis resté suffisamment longtemps pour tout entendre, pour tout voir : le sang, les cris, le désespoir. La peur est monté en moi, le dégoût de l’humanité, la haine aussi. Je n’aimais pas ce que je voyais. Je n’aimais pas du tout. J’avais sauvé une femme, mais qu’en était-il de toutes ces autres vies sacrifiées ? C’est sur cette dernière pensée, rythmée par un dernier cri strident que je me suis évanoui dans l’obscurité. J’avais accompli ma mission. J’étais parti.

Mes pas foulent la terre humide. Le vent balaie mes cheveux. Je frissonne. Tout a changé. Absolument tout a changé. Je suis perdu, je ne reconnais rien. Bray a changé, tellement changé. Seules quelques années ont passé et pourtant, j’y ai perdu tous mes repères. Alors je vais au seul endroit qui n’aura pas changé. Là où je retrouve tous mes repères. Là où je me retrouve face à la personne que j’ai mis 100 ans à construire. Wicklow, les montagnes de Wicklow, quel endroit magnifique. Tout semble plus pur ici. Les couleurs m’ont l’air plus vives, plus vraies. Les odeurs sont fortes, mais agréables. Je sens le bois, je sens l’herbe humide et la sève des arbres. Les sons caressent mon ouïe doucement, délicatement.  Je sais exactement où je vais. Tout droit, à droite, à gauche, encore à gauche, tout droit, puis à droite. Et là, se trouve un rocher, un rocher devant lequel je ne suis plus retourné depuis une dizaine d’années. Je ne suis plus revenu depuis Londres 2005, où l’horreur est mon dernier souvenir. Presque onze années à flotter dans le néant, sans pensée, mais sans souffrance. Et aujourd’hui, le réveil est dur. J’apprends que ce nouveau millénaire n’a rien de différent du précédent. La guerre est toujours présente et les hommes continuent de s’autodétruire. Je sais que j’ai loupé beaucoup de choses en dix ans et je prendrai le temps de rattraper le temps perdu. Parce que je sais que cette fois ma mission n’aura rien de facile. Et elle commencera dès demain…