jordi (from behind those empty walls)

Mes parents m'ont appelé Jordan mais je suis rapidement devenu Jordi pour eux et pour le reste du monde. On repassera pour la crédibilité. Vaas ne figure sur aucun papier d'identité: c'est le nom du djinn qui me possède. Puis le patronyme familial, Moloch, qui ponctue le tout d'un claquement de langue fier ! Je suis né le 19 mars 1963 à Pantin, dans la banlieue parisienne. Je suis un élément de 53 ans. Pour plus de précisions, je suis bi, tantôt l'un tantôt l'autre, parfois les deux en même temps et présentement marié. Je suis fier de dire que je travaille en tant que trafiquant polyvalent , ça m'aide à payer mes factures. Je suis d'ailleurs plutôt riche, j'ai pas de souci à terminer les fins de mois en tout cas. On me dit souvent que je ressemble à Christoph Waltz, mais en mieux, quand même. Une dernière chose, je fais partie du groupe des êtres de la Terre, et plus précisément je suis un wendigo.

(jordi)
les temps d'après-guerre, génération post-wwii. Paris se reconstruit sur les bras des familles amputées, les veuves éplorées et les orphelins sans (re)père. Le mari de la matriarche Moloch, il est jamais revenu du front, les nouvelles ont cessé d'arriver quelque part pendant l'hiver 42. Quand ce sont les balles qui ont cessé de pleuvoir, elle et ses deux premiers gamins - un du mari, un d'un allemand - se sont installés dans la périphérie, petit bled nommé Pantin. Les esprits s'apaisent, se pansent, le quotidien reprend ses droits et puis il y a cet ouvrier qui fait tourner la tête de la mère, puis il y a Jordi qui naît, suivi sans tarder par une dernière fille, puis le benjamin.
Schéma typique des années cinquante, les gamins rêveurs et les parents encore hantés par le tak tak des StG 44. Jordi il naît gris, gris cendre ou gris désespoir, gamin triste aux semelles trouées. Il s'accroche aux frères et aux soeurs, aux parents et aux instituteurs. Il cherche la chaleur et l'humanité, garçon dépendant, l'esprit malléable qui demande à être façonné. Il a le sourire qui donne envie de pleurer Jordi, il a faim, il a froid, et la nuit il renifle il ne sait même pas pourquoi. La cage thoracique qui sonne creux, le regard couleur charbon. Puis il est pas le seul à aller mal, le paternel perd son boulot, les grèves commencent alors que mai 68 se profile déjà. Jordi il a douze ans pendant les deux semaines de révolution, quand l'eau déborde du vase et vient inonder l'assemblée nationale. Et le pré-ado il trouve ça fascinant - il comprend pas tout mais ça l'intrigue au plus haut point, ces gens qui se mettent debout contre l'autorité.

Surtout quand le business du LSD se révèle lucratif.
Les buvards qu'on lui confie, morceaux de papier arc-en-ciel et les rêveurs s'envolent loin d'ici. Il refile ça aux gosses du lycée d'à côté, trop fier de retourner tous les soirs au terrain vague partager son butin de la journée ; pirate psychédélique, marchand de bad trip.
Planqués sous les tee-shirt d'adolescent, Jordi se fait parfois malmener, parfois racketter mais c'est l'essor des psychotropes alors il supporte. Et puis c'est le frère aîné, Louis, qui lui a proposé de lui filer un coup de main, comment il pouvait refuser le gamin ? Il idolâtre l'étudiant depuis qu'il est né, il allait pas laisser passer l'occasion de briller. En parle pas aux parents, qu'il dit. C'est notre petit secret.

Mais le secret finit par être révélé à travers les hurlements horrifiés de la matriarche, quand elle découvre un sac à dos rempli de billet sous le lit de l'aîné. Elle découvre le LSD et tout le reste, car le fils il ne trainait pas seulement dans les hallucinogènes de base, il avait de plus grandes ambitions - et il entraîne Jordi dans sa chute, il dit qu'il est désolé, qu'il voulait juste l'impressionner, puis il en veut pas à Louis, Jordi il sait que c'est vrai.

Ca a pas duré longtemps cette épopée, même pas deux années. Quelques longues journées à gagner en confiance, en estime, à se sentir un brin plus vivant, dans l'ombre du grand frère mais prêt à se créer son propre empire. Ca s'arrête net quand les trafics de Louis finissent interrompus cette fois par la police ; les parents lui ont pardonné mais la justice l'a rattrapé, et l'ainé il écope d'une paire de mois de prison ferme.

Juste de quoi ébranler la confiance nouvelle de Jordi.


(eden)
jordi il a vingt-deux ans et il est pas beaucoup plus avancé que quand il en avait quinze. y'a ce mal-être constant qui l'inonde, il se sent noyé dans ses propres insécurités, les démons qui lui appuient à l'arrière du crâne pour l'empêcher de se relever. Il sait pas exprimer sa souffrance Jordi alors il la dessine au fil d'une lame, des pétales couleur passion qui naissent sur ses poignets trop maigres, de larges stries qui lui zigouillent le restant de moral. Il porte toujours des pulls trop grands Jordi car il a honte de lui, se blesser c'est un truc de faible, même si ça le fait se sentir fort un instant. C'est sa façon de flanquer son malaise sous le nez des gens, de leur dire voilà comment j'ai mal, voilà ce que je ressens.

Il sait rien faire de sa vie le Moloch, les études c'est pas pour lui et le travail pas vraiment non plus. Aux crochets de la famille, sans remords.

Eden entre dans le jeu cette année là.
La reine sur l'échiquier, mat en un coup. Il venait de se faire virer d'un énième job et elle a débarqué de nul part, comme si elle avait toujours été là finalement. Elle était plus jeune, plus intelligente, plus belle et plus ambitieuse ; elle l'a abordé là alors qu'il sortait avec sa dernière paye, la gueule encore pleine de poussière en train de pester contre l'univers. Il lui a vendu son âme sans concession, Jordi il est tombé sous le charme, la tête la première dans la gueule du loup. Faut dire qu'on lui prêtait pas souvent de l'attention au petit Moloch, trop gris trop triste, gamin des banlieues.

Il a jamais su reconnaître les bonnes influences des mauvaises Jordi. En quelques semaines à peine il était à la merci d'Eden, pantin entre ses mains. Elle a refermé les crevasses de ses poignets et à la place elle a planté des pieux dans les creux de ses bras, en lui murmurant que ça lui donnerait du courage, qu'il serait invincible avec ça.
Et il sait pas si c'est son héroïne ou l'héroïne, mais ça marchait bien cette histoire. Il doutait plus de rien le Moloch, il avait le monde à portée de mains. Du mutilé il est devenu le camé, sans jamais remettre en question ses intentions réelles, sans écouter ses tripes qui lui intimaient de dégager d'ici au plus vite. Et même trente ans plus tard il saurait pas expliquer pourquoi il l'a suivie si aveuglément, ce qu'elle pouvait bien lui vouloir ; y'avait juste ce besoin de contrôle en elle, cet instinct de manipulation qui s'est mué en une passion trop vraie, trop vivace.

Jordi il l'a suivie sans savoir d'où elle venait, où elle allait : elle a promis des meilleurs lendemains, elle a promis de grands desseins. Elle l'a fait plonger, l'a fait remonter, elle l'a camé pour mieux le réhabiliter. Peut-être qu'elle savait pas ce qu'elle faisait en réalité, peut-être qu'il est tombé au mauvais endroit au mauvais moment. Elle l'a mené au bord du désespoir pour mieux le sauver, le rattrapant au dernier instant de la chute fatale.

Avec Eden, c'est pas compliqué. Elle soumet les idées et il les réalise.
Elle dit tu crois pas qu'on devrait vendre de la came ? et il fait marcher ses vieux contacts pour monter un réseau de quartier.
Elle dit le trafic d'armes ça rapporte bien en ce moment et il signe quelques contrats avec des russes mal famés.
Elle dit et les organes, c'est rentable non ? et le voilà en train d'extirper un rein d'un type fraichement crevé.

Elle dit ce type m'a menacé et t'es en train d'ôter une vie sans réfléchir à deux fois.
Elle dit tu devrais t'intéresser à la sorcellerie et voilà que tu t'improvises magicien.

Et malgré les embuches, les obstacles, les manipulations et le reste, c'est une passion dévorante qui les anime, pas dérangée par le temps qui coule.

Eden elle lui fait traverser le monde à plusieurs reprises ils répandant leur gangrène partout sur le passage, laissant des sillons amers et des vies brisées sur leurs pas. Ils se font des alliés d'une journée, des ennemis d'une éternité, ils piétinent le bonheur des familles pour se sentir plus vivants. La main basse - c'est le nom qu'ils se sont donnés, à leur petite organisation criminelle - opère partout sans distinction, personne n'est épargné. Il kidnappe des gamins pour Eden, parfois ils repartent la laissant plus brisée qu'avant, y'en a qu'un qui reste.

Puis trois ans avant aujourd'hui, un business à Boston tourne mal ; y'avait un infiltré dans la famille, un connard qui les suivait depuis des années déjà et qui a su s'approprier leur confiance pour les bouffer de l'intérieur. Ils échappent de justesse aux fédéraux mais ça suffit à faire péter le château de cristal.
Trente-six mois de cavale, l'interminable vagabondage qui s'arrête peut-être dans la ville de Bray.

(vaas)
vaas, ça fait un mois qu'il est là. Jordi il a commencé à travailler sur les invocations quatre ans plus tôt, quitte à pas en dormir pendant des mois. Eden lui disait qu'avec un djinn pour les défendre, ils seraient invincibles ; l'idée était alléchante, surtout durant les trois années de fuite.

Mais Jordi a été trop ambitieux, il s'est attaqué à un esprit trop malin, Vaas c'est un connard fini. Vaas. A la seconde même où Jordi écorchait le génitif d'une formule en latin, Vaas il était déjà dans son esprit, la main mise sur ses pensées et ses gestes. Il adore les caboches cabossées, le djinn, il a pris son pied en possédant un colonel nazi et un dictateur centrafricain ; à défaut d'ôter lui-même les vies, il murmure aux oreilles jusqu'à ce que son hôte se décide à le faire, et si ça laisse quelques fissures c'est l'idéal.

Vicieux, cruel, manipulateur ; et souvent il laisse Jordi reprendre les rennes, pour lui faire croire qu'il est encore maître de son destin.
Jordi il se débat, comme un diable, il a pas encore dit à Eden qu'il avait merdé sa formule. Il garde les apparences, quasiment impassible, les insécurités refoulées loin derrière. Il s'est damné, a bradé son âme à la putain sans scrupule, capitule, continue de sauver les apparences tant que tu peux Jordi.