Ta phrase juste à toi A Bray, il y a de grandes familles, qui sont là depuis longtemps et dont le nom est devenu attaché à la ville. Il y a les Ò Murchù, à qui tout réussit, un peu louches sur les bords, mais riches et populaires. Et puis il y a les McQueen, à l’autre bout. Des générations de losers magnifiques, tous plus mal foutus les uns que les autres à leur façon. Pas aidés par la génétique, enfoncés par leurs mauvais choix. Mortimer n’échappe pas à la règle.

L’aîné de la fratrie a connu un an d’attention, ses parents n’ayant d’yeux que pour lui. Et puis, un an jour pour jour plus tard, Trevor arriva, comme un cheveu dans la soupe. Soudain, Mortimer devait partager ses parents et son anniversaire. La plaie. Mais ça ne s’arrêta pas là. Bonnie pointa son nez, quelques années plus tard, et voilà qu’il y avait plus d’enfants que de parents.

Morti est donc le premier, et clairement, il a pris tous les neurones en stock. Enfin, c’est ce qu’il aime à penser. L’intellectuel de la fratrie a pris très tôt au sérieux son rôle de grand frère. Trevor n’était pas beaucoup plus jeune, mais quand même, il était le deuxième. Alors Mortimer développa le comportement de beaucoup d’aînés : il était le plus responsable, le plus sage, avait ce côté protecteur tout en étant celui qui faisait la morale. Comme s’il savait mieux que Trevor et Bonnie, et qu’il devait leur montrer la voie. On peut dire qu’il s’est un peu planté sur ce point.

L’enfance de Mortimer se fait dans un calme relatif. Trevor et lui se disputent beaucoup, d’une part parce que Trevor a ce caractère un peu bourru, d’autre part parce que Mortimer ne peut pas s’empêcher de faire son malin. Ils se titillent, se parlent rarement sans se provoquer, dans une espèce de compétition à celui qui gagnera l’ascendant. Un spectacle de mâles alpha, sans les mâles alpha. Le grand frère a souvent l’intelligence de désamorcer le conflit avant qu’on en vienne aux mains. Parfois, il n’y arrive pas, et Trevor lui fout une raclée chaque fois. Parce que Mortimer, il a pris les neurones, mais il a oublié d’emporter deux trois muscles en chemin, et il a un instinct de protection proche de zéro. Alors, c’est ça son enfance. Se disputer avec les deux autres, se rabibocher, se détester, et puis s’aimer. Surtout s’aimer.
A côté de ça, Mortimer développe très vite son intérêt pour tout ce qui fait travailler son cerveau. Doué en maths, curieux de tout, il réussit bien à l’école. Il rêve grand, ses parents aussi.

L’adolescence s’est pointée et avec elle les métamorphoses. Les McQueen avaient une longue histoire d’animaux totem pourris. Pas d’aigle majestueux ou de guépard, en général. Maman McQueen était un ours, Mama Bear littérale. Mais elle était une des rares chanceuses. Et Mortimer n’eut pas la même chance. Vers 14 ans, il se transforma en furet. Il couinait de façon ridicule et son père faillit l’écraser en criant à la vermine avant que sa mère n’intervienne. Autant dire que Mortimer ne s’amuse pas à se métamorphoser pour le plaisir. Trevor se transforma plus tard en cafard, ce qui consola un peu Morti sur son sort. Au moins, il n’était pas un insecte. Bonnie n’eut pas de chance non plus, et voilà les trois enfants McQueen affublés d’animaux à la con.
La métamorphose et l’adolescence ne les calma donc pas. Les conflits étaient de plus en plus fréquents, et Bonnie avait appris à se servir de ses poings. Trevor était de plus en plus instable, et finit quelques fois au poste. Mortimer était celui qui s’en sortait le mieux, mais bien malgré lui provoquait beaucoup de disputes. La solitude qu’il appréciait depuis l’enfance s’était transformée en un malaise social généralisé. Il n’était pas doué avec les gens. Il les aimait, mais ne savait pas quoi dire ou comment se comporter, comme si son cerveau se barrait aux Maldives dès qu’il était en présence d’un autre humain. Alors il se planquait dans ses bouquins, ce qui n’arrangeait rien.
Pourtant, aussi différents soient les enfants McQueen, et aussi tendues leurs relations soient-elles au quotidien, ils s’aimaient. D’ailleurs, dès que l’un d’eux était emmerdé par une personne extérieure, les trois faisaient front. Seul un McQueen avait le droit d’emmerder un McQueen. Ils se mirent même d’accord sur un spectacle de magie qui jouait sur la métamorphose de Trevor. Bonnie jouait les assistantes, Mortimer était l’homme de l’ombre, Trevor la star du show. Les adolescents eurent leur petit succès.

Ca n’empêchait pas les bagarres de recommencer sitôt le spectacle terminé. Un soir, alors que les deux frères passaient du temps ensemble, la bagarre dérapa. Trevor s’amusait après le show à mettre le feu à des feuilles de papier, des déchets en tout genre dans une cours. Il faisait ça depuis un moment. Mettre le feu. Ca semblait l’amuser, de voir les trucs brûler. Mortimer avait fait ses recherches, il savait que quelque chose clochait, mais avait gardé ça pour lui, ne voulant pas être parano ou accuser son frère de quelque chose de grave. Mais ce soir-là, Trevor brûla des trucs de plus en plus gros. Quand il voulut foutre le feu à une poubelle, Mortimer tenta de l’arrêter, de le raisonner. Mais son blabla intello ne fit qu’énerver Trevor encore plus. Au bout de plusieurs minutes, Mortimer soupira et haussa les épaules.
« Tu sais quoi ? Vas-y, fous le feu à ton truc. Un de ces jours, tu vas te retrouver dans la merde, et je pourrai te dire que je te l’avais dit. »
Des mots mal choisis, qui ne firent que provoquer Trevor à aller au bout du geste. La poubelle flamba. Mais la porte derrière aussi, et bientôt l’immeuble tout entier.

10 morts. Le feu avait fait 10 morts. Trevor se fit arrêter, et passa ensuite au tribunal. Mortimer avait essayé de dire que son frère n’était pas fautif. Que c’était un défi qui avait mal tourné. Personne ne l’a écouté. Trevor avait un casier, il avait été pris en flagrant délit. Et les McQueen ont vite dit à Mortimer de se taire. Il avait un avenir, il devait laisser son frère assumer ses actes. Alors l’aîné a regardé son petit frère partir en prison pour quinze ans.

Mortimer, le cœur brisé, continua ses études en chimie. Mais son projet de continuer en doctorat ne vit pas le jour. Etait-ce la culpabilité par rapport à Trevor qui perdait 15 ans de sa vie, ou simplement cette impression qu’il ne méritait pas un diplôme pareil, ou la peur de la montagne à gravir, il renonça. Mortimer était un intellectuel, pas un courageux. A la place, il se spécialisa une année et partit ensuite pour la police scientifique. Vu ses résultats, on lui proposa un poste en Angleterre et en Europe du Nord. Il refusa, préférant rester à Bray. Il ne pouvait pas abandonner sa famille. Il devait rester pour Trevor, et pour surveiller Bonnie.
Tu parles. Les rares fois où Mortimer se pointa à la prison, la conversation tourna vite court. Un malaise insurmontable s’était installé entre les deux frères. Alors Mortimer prenait des nouvelles au téléphone, ça leur coûtait moins à tous les deux. Et Bonnie…Bonnie refusait de parler à Trevor, et n’en faisait qu’à sa tête. Mortimer essaya de la raisonner quelques fois, et puis abandonna. Elle avait plus de caractère que lui. La fratrie était éclatée. C’était fini. Il avait failli à son rôle de grand frère.

Mortimer trouva donc un poste à la police de Bray, petit rat de laboratoire qui analyse les tâches de sang et tout ce que les inspecteurs lui ramènent. Pas trop de contact humain, ce qui lui convient parfaitement. Et puis les enquêtes policières, c’est des énigmes à résoudre, et le cerveau de Morti adore les énigmes. A côté, il n’arrêta jamais la recherche, passant son temps à la bibliothèque pour se renseigner sur….eh bien, à peu près tout. Il a deux ou trois bouquins en cours d’écriture sur des sujets qu’il trouve intéressants. Il en a même publié un, qui n’a dû intéresser que les étudiants en chimie et les gens comme lui. Il a vendu un peu plus de 500 exemplaires, c’est déjà pas mal. Il sort parfois, évidemment. A des amis. A eu quelques relations plus ou moins durables, plus ou moins douloureuses. Mortimer est conscient qu’il n’est pas quelqu’un de facile à supporter sur le long terme, alors il prend l’amour qu’on lui donne et laisse partir les gens quand ils en ont marre.

Trevor est sorti il y a environ 1 an, après avoir purgé sa peine. Mortimer aimerait renouer les liens avec lui. Mais c’est une autre montagne à gravir, et il ne sait même pas par où commencer. Bonnie refuse de voir son grand frère, malgré les implorations de Morti qu’elle voit encore. Et Mortimer a peur de Trevor, de ce qu’il ressent envers son frère, de déclencher sa colère et finir mort. Alors les deux frères se fréquentent, un peu, mais tournent autour du pot. Ca lui manque, à Morti, quand ils s’aimaient en s’engueulant.
La retour de Trev aura au moins permis à Mortimer de faire un peu la paix avec lui-même. Son frère a purgé sa peine, il est revenu, il peut reprendre sa vie, et Morti aussi. Il a même décidé de se lancer dans ce projet qu’il avait mis de côté si longtemps. Le voilà donc à quart temps doctorant en chimie, première année. Un vieil étudiant, comme le dit sa collègue.

Voilà donc où en est Mortimer McQueen. Bientôt 40 piges, célibataire en partie parce qu’incapable de parler aux gens correctement. De retour sur les bancs de l’école les vendredis. Essayant de ramasser les morceaux d’une fratrie brisée par sa faute. Ouais, Mortimer a pris tous les neurones en stock. Mais c’est à peu près tout ce qu’il a pris, il semblerait.