I. Wish you were hereC'est marrant comme parfois la vie joue des tours. C'est marrant comme une nuit dans une vie peut tout changer. Une nuit dont je n'ai aucun souvenir, aucun ressenti. J'avais onze mois, trois jours et quelques heures. Je gazouillais tranquillement, heureux de vivre avec mes parents. Ceux-là même qui m'apportaient beaucoup d'amour, de ce qu'on m'a raconté.
Tes parents t'aiment tu sais, ils voulaient le meilleur pour toi. J'ai envie d'y croire, j'aimerais y croire, pourtant ce ne sont que des mots glissés à l'oreille d'un enfant pour le rassurer, lui promettre que lui aussi a été aimé.
Je n'ai aucun souvenir de mes parents, de ma vie d'avant. Aucun souvenir de ce qui s'est passé. C'était un accident, il paraît. Un imprévu qui a radicalement changé ma vie. Quand on perd ses parents, on passe devant un tribunal. Des gens qui décident de notre avenir alors que nous, on articule à peine « maman ». C'est exactement ce qu'il s'est passé. Pas même un an, placé en famille d'accueil. Si petit on a de grandes chances d'être adopté définitivement, de ne pas connaître des tas de familles d'accueil et autres joyeusetés. Pourtant, ce n'est pas arrivé pour moi. Tout le monde a été surpris, sauf moi.
Pourquoi quelqu'un voudrait d'un gamin dont il ne sait rien ? Un gamin qui n'est pas le sien. Je ne peux pas dire que j'ai eu une enfance malheureuse, non. Je ne peux pas dire que j'ai été maltraité, mal éduqué. Trois familles. La première qui récupère ce gosse incapable de marcher et parler correctement. Qui lui apprend les bases de la vie, du langage. Cette famille qui fait tout ce qu'elle peut pour qu'il ne manque pas d'amour, qu'il ne croit pas qu'il a mérité ce qu'il lui arrive. J'ai appelé ces gens « papa et maman », j'y ai cru, dans mon esprit d'enfant. Tout semblait normal. Aussi normal que possible. Mais s'occuper d'un enfant, c'est beaucoup de temps, d'énergie. De sacrifices, de sueur, de sang et de larmes. J'ai très bien compris qu'ils ne pouvaient pas passer leur vie à faire ça pour moi, moi qui n'étais rien pour eux. Alors j'ai changé de famille, avec mes clics et mes clacs. Je suis rentré à l'école, très bien suivi par l'assistant social. Pour lui, toute cette situation n'allait pas durer longtemps. Il paraît que des familles étaient intéressées par mon dossier. Pourtant, aucune n'a franchi le pas.
Le temps passe vite, quand on grandit. On change et le monde aussi. À mesure que je comprenais le monde, j'étais persuadé que j'avais déjà suffisamment de chance, qu'il ne fallait pas pousser. Et puis, plus je grandissais, moins j'avais de chance d'être adopté. Les gens aiment les enfants, les façonner à leur façon, en faire leur tout petit. Je ne l'étais plus. J'avais cinq ans, et déjà eu trois paires de parents. Relativement sage, je passais plus de temps perdu dans mes pensées, isolé, qu'à chercher à interagir avec mes petits camarades.
On est différents. J'en étais persuadé. Les gens autour de moi avaient beau dire le contraire, je le savais. Je n'étais pas comme les autres, on avait pas la même vie. Je n'en étais pas triste pour autant, sans doute trop petit pour réaliser l'impact que la solitude pouvait avoir dans ma vie. Sans doute trop innocent pour réaliser qu'on ne laisse pas un enfant grandir seul, pas dans cette société.
Alors on m'a à nouveau changé de famille, dans l'espoir que je m'adapte un peu mieux.
Il faut qu'il passe moins de temps dans sa chambre. Il faut que vous arriviez à lui faire passer du temps avec ceux de son âge. Andy était plein de bonne volonté. Il faisait tout pour que je sois invité à des anniversaires, que je fasse un milliard d'activités. Ça ne prenait pas vraiment mais il ne baissait pas les bras. Andy prenait tellement de temps et d'énergie pour moi, je n'avais jamais vu ça. Comme s'il tenait déjà à moi, que je n'étais pas qu'un gamin de passage. Au fur et à mesure des mois, je m'attachais à mon tour, à lui, plus qu'à n'importe qui d'autre. Parce qu'Andy semblait faire ça pour moi, et moi seul. Il semblait ne rien attendre en retour. Andy voulait juste que je sois heureux.
Moi, l'orphelin dont personne ne veut, quelqu'un me voulait heureux.
II. You keep running like the sky is fallingJ'avais cinq ans. Cinq ans et jamais connu de vraie famille. Cinq ans et encore tout à apprendre sur la vie, sur tout. Andy était là, à chacun de mes pas, chacune de mes peurs, chacun de mes problèmes. Il a été là quand je rentrais plein de doutes, que j'avais peur que tout s'arrête. Il a été là quand je lui ai dit que je voulais pas partir, et qu'il était ma seule famille. J'ai sans doute trop crié, trop boudé, j'ai sans doute fait trop de bruit, trop de fois, trop fort, pour un gamin dont on ne veut pas, pourtant Andy ne s'est jamais débarrassé de moi. Les choses semblaient se tasser, devenir plus faciles, plus simples. J'avais une famille, bizarre, certainement pas dans la norme. Une famille contrôlée par des assistants sociaux, une famille toujours au bord du gouffre et qui peut disparaître d'un claquement doigt. Mais j'avais une famille, une vraie, pour la première fois de toute ma vie.
Andy m'a dit de ne pas me poser trop de questions. Il m'a dit de profiter de l'instant présent, trouver le bonheur et ne pas m'occuper de demain. Il disait qu'il était là pour ça, pour moi. Il ne m'a jamais menti. M'a toujours donné tout ce dont j'avais besoin et sans doute bien plus encore. Pourtant, même si j'étais très reconnaissant, je restais un enfant. Un enfant qui voit les choses d'un regard trop vague, un enfant qui n'est pas vraiment capable de faire la part des choses et s'emporte trop vite.
Ce matin là, je me suis levé comme d'habitude, sorti du lit trop tôt, les cheveux en vrac partout sur la figure. J'ai descendu les marches de ma chambre à l'escalier pour trouver ce visage chaleureux et familier. Encore un matin où je me réveille avec une famille, un petit déjeuner servi et un feu de cheminée qui crépite. Un matin où je me lève avec le sourire et balaye les angoisses que j'ai pu cumuler en une seule nuit. Je serre Andy dans mes petits bras, m'assoie devant mon bol de céréales et l'écoute me parler de tout et n'importe quoi.
Tout semblait parfait, une journée qui donne du baume au cœur, comme toutes celles en compagnie d'Andy. Mais c'était sans compter sans cet élément perturbateur. Cette carte qu'on ajoute au château et qui le menace de tomber en quelques secondes et de tout ravager sur son passage. Je ne me souviens pas de grand chose à partir du moment où il est rentré dans la maison. Un gosse, pas beaucoup plus jeune que moi. Il n'avait pas l'air méchant, mais qu'est-ce qu'il faisait là ? Andy l'a pris dans ses bras comme s'il comptait plus que tout, plus que moi. J'ai essayé de me retenir, vraiment. J'ai essayé de ne rien laisser transparaître et pourtant j'ai perdu le contrôle. Crié, pleuré. Et la fumée s'est épaissie. Cette fumée si chaleureuse et rassurante qui sort d'un bois de cheminée. Celle qui n'apporte que douceur et vite devenue noirceur. Ça n'a duré que quelques secondes et c'était sans doute bien plus impressionnant de mes yeux d'enfants que ça ne le serait maintenant. Je suis parti en courant, j'ai eu peur. Peur de ça, peur de moi.
III. We can make the world stopJ'avais presque huit ans, et ce souvenir gravé à jamais. Presque huit ans et l'impression démesurée, exagérée que j'aurais pu tous les tuer. Je suis parti me réfugier dans ma chambre, planqué sous la couette, tremblant et sanglotant. Andy allait me virer, j'en étais persuadé. Qu'est-ce que j'avais fait ? Comment j'avais fait ça ? Le temps semblait interminable là haut, seul dans ma chambre à ruminer encore et encore. Il a fallu plusieurs heures, des heures de flous, de je ne sais rien, que je n'ai pas vécues, avant qu'Andy débarque dans ma chambre et s'assoit sur mon lit. S'il avait toujours eu ce naturel très calme et cette voix particulièrement apaisante mais cette fois-ci c'était différent, il y avait quelque chose en plus. Quelque chose que je n'ai pas compris sur le moment, et que je ne comprends pas encore totalement.
Assis là pendant des heures, Andy m'a expliqué le monde, celui dont je faisais partie dès ma naissance mais dont personne n'avait pris la peine de me faire un petit résumé. Des créatures magiques, de toutes sortes, des pouvoirs, des humains, des chasseurs. Des gentils, des méchants. De quoi faire une série télévisée du tonnerre. Pourtant tout ça était vrai, tout ça se passait dans nos corps, dans nos vies, ici, à Bray. J'ai posé mille et une question, Andy a fait du mieux qu'il pouvait pour y répondre. J'en ai posé mille et une autre, il m'a dit que j'avais toute la vie pour comprendre, toute la vie pour apprendre. Il avait évidemment raison, même si ce jour-là a marqué un grand tournant dans ma vie. Celui de l'entraînement.
Andy a passé des heures, des jours, des semaines et des mois à m'entraîner. M'aider à maîtriser, m'apprendre à ne pas déborder. Il me disait de faire attention à mes émotions, me disait qu'il savait, lui, qu'une grande colère se cachait tout au fond de moi, mais qu'il fallait l'utiliser à bon escient, pas par ressentiment. J'ai fait du mieux que j'ai pu, chaque jour de ma vie. Malgré l'adolescence qui me frappait de plein fouet, malgré les doutes, les questions et surtout les cons, j'ai toujours tout fait pour garder un minimum de contrôle. S'il fallait craquer, c'était mes poings que j'utilisais, la fumée n'était là qu'en cas d'urgence, malgré les heures impossibles à compter d'entraînement répété.
Cet équilibre bancal tenait plutôt bien, mais ça, c'était sans compter sur son arrivée.
IV. You'll never be alone againAndy n'a pas fait ça dans mon dos, il ne m'a pas caché qu'un autre gamin allait arriver. À peu près mon âge, dans une situation compliqué.
Tu comprends ce que c'est, pas vrai. Oui et non. Je ne voulais perdre ma famille pour rien au monde et ajouter un inconnu à l'équation augmentait beaucoup les risques. J'ai malgré tout accepté, évidemment. J'ai juré de faire un effort, d'essayer. Andy m'a expliqué que si ça se passait mal, Kyle serait renvoyé chez lui. Une possibilité de retour en arrière et me voilà moitié rassuré.
J'ai quinze ans, le blond quatorze. Il débarque en colère, plus que moi, ou peut-être différemment de moi. Il m'agace, m'irrite. Il parle trop fort, cherche trop les ennuis. Il me faut deux jours pour en avoir marre de lui. Je me retiens, pas pour lui, pour Andy. Je fais de mon mieux, quelques jours suffisent pourtant à me faire franchir le pas. La violence ne résout rien mais elle le fait taire pendant quelques minutes.
Ils appellent ça une phase d'adaptation, plus on est grands, moins c'est facile. Je ne sais pas si c'est parce qu'on était trop grands ou trop cons mais Kyle et moi il nous a vraiment fallu un sacré temps d'adaptation. Heureusement, Andy était là, il faisait tampon, directement ou non. Ni l'un ni l'autre n'avions envie de partir d'ici, ni l'un ni l'autre n'avions envie de le rendre malheureux. Alors on a trouvé des terrains d'ententes avec le temps. S’accommoder l'un l'autre la plupart du temps. Même si on ne partage pas le même sang, Kyle est mon
frère, pas vraiment par obligation mais parce qu'il y a cet espèce de fil invisible qui nous lie. Peut-être celui des gamins trop amochés, trop en colère, trop déçus ou désillusionnés, j'en sais rien à vrai dire mais je sais que ce fil est bien là. Indestructible à sa manière et me poussant à le protéger et le sortir de toutes les galères qu'il peut accumuler. On est peut-être pas encore tout à fait adaptés l'un à l'autre, malgré toutes les années mais pourtant, aujourd'hui je suis certain que si je devais, je me sacrifierai pour lui sans hésiter.
C'est mon frère après tout, ma seule famille.
V. Mad worldLa vie à Bray semblait prendre un sens, sans doute un peu tordu, un peu bizarre mais un sens quand-même. Et puis y avait une évidence, tellement grosse que même aveugle je n'aurais pas pu la louper : je voulais rendre Andy fier. Je voulais lui prouver qu'il était important pour moi, tout ce qu'il m'apportait depuis toutes ces années. Je voulais qu'il voit qu'il avait fait de moi quelqu'un de bien, lui tout seul. Alors je me suis baladé un peu partout autour de chez nous, j'ai fait le tour des gamins du quartiers, du foyer, d'un peu tout. Et puis j'ai compris, j'ai compris qu'à ma manière je pouvais aider à mon tour. Je me suis lancé dans des études d'infirmier, que j'ai réussi sans trop de difficulté – si ce n'est le manque de sommeil lorsque Kyle m'appelait à 5h du matin. Et j'ai trouvé un job à l'hôpital le plus proche, pour aider les gens. Les soigner, les rassurer, les accompagner. L'avantage c'est que ça me permet aussi de venir soigner les gamins du quartier, du foyer. Rarement besoin de beaucoup plus qu'un petit pansement et un peu de désinfectant mais ça les rassure, et puis c'est gratuit. Et puis tout le monde sourit.
J'aurais aimé dire que ma vie s'était déroulée ainsi jusqu'à mon dernier jour. J'aimerais que ces mots soient les derniers de ma biographie et pourtant, pourtant je n'ai que 25 ans et tout est déjà en train de vriller, tourner et s'effondrer. Il ne me reste que mon métier, Andy et Kyle. Il n'y a plus que ça qui fonctionne correctement dans le coin. Tout a basculé à Bray. Pas vraiment en un claquement de doigts, après tout les rumeurs ont toujours été là. Mais quelque chose a changé, dans l'air, dans les regards.
Des gens sont morts, beaucoup. Des déclarations officielles auxquelles personne ne croit laissent un peu plus place à la panique dans nos cœurs, à serrer nos dents et nos poings quand on croise un voisin. Tout ce monde silencieux a pris tout d'un coup beaucoup plus de voix. Andy m'a appris à ne jamais parler de magie, d'espèces et aujourd'hui, on entend que ça. Des gens sortent de l'ombre, des défenseurs, disent-ils, sans doute des attaquants pour certains. Difficile de trouver le vrai du faux, le bon du mauvais, quand on ne savait pas la moitié de ce qui se tramait quelques jours dans le passé. Alors évidemment, les gens parlent. Ils disent que les uns nous protègent, les autres nous enferment mais j'ai des doutes. J'ai peur. Peur de perdre Andy, de perdre Kyle. J'ai peur de perdre tout ce qu'on a construit en faisant confiance aux mauvaises personnes, alors je n'accorde plus ma confiance à personne.
J'en deviens parano, encore plus irritable, et comme si ça ne suffisait pas, le temps lui aussi semble tourner au dessus de nos têtes et sous nos pieds. Kyle m'inquiète, avec son imprudence, Andy m'inquiète, avec son silence. J'ai peur pour notre avenir, peur de ce que l'on va devenir. Mais il faut se battre, pas vrai ? Se battre pour garder ce que l'on aime ?