The Wolf ▬ Fol Oeil ♥

The Wolf

Ain’t no fairytale What I see in your eyes Awaiting your mistake Not too close, not too far Sneaking in the pain Every truth becomes lie I won’t trust myself

Once I hear your call.

-Osborn, arrête de rêvasser et viens filer un coup de main pour la vidange !

Tony le Gueulard, dans toute sa finesse. Le regard rivé sur la voiture qui servait habituellement de point de dépôt à Ezeckiel, Kyle finit par se tourner vers son boss. Tony, un petit gars grisonnant avec un ventre à bière, le dévisageait d’un sale œil. Déjà que son poulain rechignait de plus en plus à sortir, avec la pluie torrentielle qui s’abattait sur la ville depuis quelques mois, si en plus il se mettait à contempler les bagnoles sans faire son boulot, ça risquait de mal se mettre. Repoussant la boucle dorée qu’il se laissait pousser en travers du front d’un soupir à fendre l’âme, Kyle finit par abdiquer. La journée était presque finie, de toutes façons. Alors une vidange de plus ou de moins, au point où il en était. Mais son esprit vagabondait, depuis quelques jours. Les événements s’enchaînaient, des retours d’étrangers revenus d’outre-tombe qui se succédaient. Une avalanche de visages familiers, plus ou moins pour les bonnes raisons. Emily, la belle, la douce, cette pute d’Emily était revenue en ville pour s’occuper de cette merde qui lui servait de mère. Ezeckiel s’était rapproché de lui, leur belle équipe diminuée, mais l’air plus déterminé que jamais. Même son idole de jeunesse - Trevor le Magnifique ? Le Magistral ? La Tête de Fouine ?- avait repris ses tournées à son retour de prison. Putain, il avait même revu cette daube humaine, là, Rod, en allant chercher des clopes ce matin ! Rod ! L’envie de le faire trébucher, en souvenir du bon vieux temps, lui avait effleuré l’esprit. Il l’aurait fait pour se payer une tranche de rigolade bonne enfant s’il n’avait pas été en retard pour le boulot.
Parce qu’il y avait ça, aussi. Le retard. Ou plutôt la cause de son retard. Bien trop conscient du poids de son téléphone dans la poche arrière de son bleu de travail, Kyle remonta sa ceinture. Comme si ça allait changer le fait qu’il avait la sensation qu’il pesait trois tonnes depuis ce maudit message. C’était de la poudre aux yeux, il le savait bien. Tout comme il savait qu’il allait bien devoir finir par y répondre, un jour ou l’autre. Comme il savait qu’il mourrait d’envie d’y répondre, mais qu’il devait rester sage. Il avait décidé de se ranger. Pour Zachary. Pour Andy. Parce que le monde foutait le camp, et que, il y avait pas si longtemps que ça, quelqu’un avait glissé un anesthésiant pour cheval dans son verre. Parce qu’il savait que répondre à ce message tout con, ça allait foutre en l’air la promesse qu’il avait faite ce soir là à son frère. Celle de faire attention. Celle d’arrêter de jouer aux cons.

Une vidange, la pose de jantes chromées et un désossage de voiture plus tard, et il était en pause. Les épais nuages noirs au-dessus de sa tête s’étaient déchirés pour laisser passer quelques rayons de soleil sous lesquels il s’était précipité comme un lézard en manque de chaleur. Assis sur le coffre d’une BMW bonne pour la casse, il attrapa son paquet de cigarettes puis son téléphone. Le voyant multicolore de la LED dansait la samba, comme à chaque fois qu’il avait un message sur WhatsApp. Un message crypté. Le seul qui avait le culot -et l’intelligence- de le contacter par ce biais, c’était Joshua Donelly. Et Donelly avait quelque chose pour lui.
Sauf que Donelly, il aurait fallu qu’il lui dise d’aller se faire foutre. Et de ça, Kyle n’avait aucune envie. Parce qu’il y avait quelque chose, dans ce gars. Un charisme froid, électrique, qui l’attirait comme un papillon pouvait l’être par une paire de phares. Donelly avait toujours les meilleurs coups, Donelly était toujours très généreux. Leur relation remontait à loin, les casses, les intimidations, les coups sur la gueule aussi. Donelly ne le traitait pas que comme le dernier des cons, il voyait son potentiel. Il reconnaissait l’efficacité de ses chants. C’est fou comme un chouia de reconnaissance peut faire des miracles. Un peu de respect, un soupçon de pognon, et une paire d’immenses yeux marrons. Trop gros. Trop expressifs. Kyle n’arrivait pas à dire non aux yeux marrons.
Tout comme il n’arrivait pas à dire non à Joshua Donelly. Tirant une profonde bouffée sur sa cigarette, il expira par les narines. Il n’aurait pas tenu 24h avant de répondre. Du pouce, il se contenta d’un « Ok » bête comme chou, effaça la conversation et rangea son téléphone. Avant de glisser ses doigts entre ses mèches blondes, se maudissant d’être aussi vénal. Zachary allait hurler, s’il apprenait qu’il avait replongé dans les magouilles.

La journée s’achevait enfin qu’il ne prit pas le temps de saluer ses collègues et sauta dans sa voiture. Joshua lui avait donné l’adresse précise, le descriptif du coup, le montant de la paie. D’une rigueur absolue, comme toujours. Et Kyle avait réfléchi, le temps de se rendre au point de rendez-vous. Zachary ne serait pas furieux, s’il n’était pas au courant. C’était tout bénef pour tout le monde, ça lui permettrait d’arrondir ses fins de mois et d’enfin acheter le moteur d’occase de la Camaro qu’il était en train de remonter, pièce par pièce. Un bon deal. En plus le temps était plus dégagé que d’ordinaire, lui permettant de troquer sa parka par son bon vieux blouson de cuir. Un excellent deal.
Fidèle aux habitudes, il gara sa voiture dans une ruelle adjacente à la cible. Surveilla le ciel d’un œil torve, décida qu’il n’était pas utile de s’armer d’un parapluie, pour une fois. Donelly serait sûrement déjà devant la porte, à l’attendre, le connaissant. Allumant une nouvelle cigarette, il pouvait sentir l’excitation et l’adrénaline bouillir dans ses veines. Le soleil, la perspective de se remplir les poches, peut-être même de pousser la chansonnette pour convaincre son patron de lui filer quelques ronds de plus lui filaient le sourire. Il l’avait déjà fait, par le passé. Ca avait fonctionné, jusqu’à ce que Donelly apprenne à se servir tant de ses poings que de boules quiès. Mais, avec un peu de chance et la distance que le blond avait mise entre eux, il ne serait pas aussi méfiant. Son sourire s’élargit à cette perspective.
Jusqu’à ce qu’il arrive au niveau de Joshua.

Un courant électrique le transperça lorsque leurs regards se croisèrent, et son sourire s’évanouit alors qu’il se souvenait précisément de pourquoi il avait arrêté de le fréquenter. Parce que sa proximité le rendait trop heureux. Trop emporté. Trop dangereux et trop con. Parce qu’en croisant ses immenses yeux marrons, il avait l’impression de revoir ceux de Zachary. Des yeux marrons empreints d’une chaleur paradoxale, qui vous sondaient l’âme, encore pires que les visions d’Emily. Sa cigarette coincée au creux de ses lèvres, il fourra ses mains dans ses poches. Adopta immédiatement sa posture de boulot, ne laissant rien paraître de sa joie antérieure. Ne laissant plus rien paraître de personnel.

-Josh, ça fait un bail.

Donelly l’effrayait autant qu’il l’attirait, et c’était ça, le plus flippant. Donelly était un canon de fusil avec une fleur au bout, prêt à faire partir le coup pour peu qu’on s’approche trop près pour le sentir. Et Kyle était parfaitement convaincu qu’il lui en voulait, pour une raison ou pour une autre. Jetant un coup d’oeil circulaire à la ruelle, il finit par rompre le silence, pesant, entre eux. Un silence qui lui foutait les jetons.

-Paraît que t’as du taf pour moi, j’t’écoute. J’ai même fait mes vocalises avant de débarquer.

Ils savaient parfaitement comment la partie fine allait se dérouler. Le chaland avait probablement une faveur à rendre au brun, une somme rondelette à lui rembourser avec intérêts ou tout simplement il fallait se débarrasser de lui. Kyle allait devoir donner de la voix, pour commencer, jouant les commissaires priseurs pendant un temps. Si jamais le gars n’était pas réceptif, ils se donneraient un malin plaisir de lui fracasser la gueule jusqu’à ce qu’il obtempère. C’était ça, qui lui plaisait, dans ce job. Il pouvait utiliser toutes les capacités qu’il possédait sans même avoir à réfléchir. Ces mecs, il les connaissait pas. Ces mecs, il s’arrangeait ensuite pour qu’ils ne se souviennent de rien. Une petite chanson ou un coup de chaise bien placé, et le tour était joué. Bête comme chou.
Sauf que, pour la première fois depuis bien longtemps, il se retrouvait seul à bosser avec son employeur. Une grande première qu’il n’était pas certain d’apprécier, surtout après tout ce temps de silence volontaire. A croire que c’était lui, la cible, et que Donelly comptait s’occuper personnellement de son cas. Le triton glissa une main dans sa nuque, comme à chaque fois qu’il était mal à l’aise. Deirdre avait bousillé ses cervicales d’un coup de canne bien placé, bien des années auparavant, manquant tout juste de lui faire un coup du lapin. Si la douleur s’était atténuée, le réflexe de protéger sa nuque, lui, était resté.

-T’as pas tes gorilles avec toi, cette fois ? Mission simple ?

Ses iris bleus balayèrent les alentours. Non, il n’y avait personne. Une question à laquelle il aurait pu répondre tout seul, s’il n’avait pas besoin de s’occuper pour ne pas plonger à nouveau son regard dans les pupilles sombres de son partenaire. Pourtant il le fit. Le fit et eut de nouveau cette étrange sensation de s’y noyer. L’impression qu’on lui avait coupé les nageoires, bouché les branchies, arraché les écailles, lesté la queue et la poitrine avec du plomb.

-On plonge quand tu veux, chef.

Comme avant. Comme à chaque fois qu'il croisait ces yeux marrons.
Enfoiré de Joshua.

C'était de se retrouver en tête à tête avec Joshua qui lui faisait le plus peur. C'était cette proximité qu'ils avaient trouvée, au fur et à mesure des années, cette facilité déconcertante avec laquelle ils s'étaient rapprochés. C'était cette sensation d'être trop exalté, cette sensation de pouvoir aller au bout du monde tant qu'ils étaient côte à côte qui le perturbait. La sensation de lui être dépendant, au point de ne plus savoir comment respirer quand ils n'avaient pas un coup à faire ensemble, ou la moindre discussion. Kyle pensait s'être sevré, mais avoir croisé le regard magnétique de Donelly lui avait prouvé que ce n'était pas le cas. Il faisait une rechute. Et sa drogue de choix, c'était cette émanation perpétuelle de danger qui émanait du brun.
Un danger insidieux, un danger subtil. La sensation de vraiment être important. La sensation d'être "vu", plus qu'un corps, un objet, un argument ou une arme. Elle laissait un goût aigre-doux sur son palais, elle faisait tourbillonner sa tête, elle mettait tout son système en sourdine. C'était ça, l'effet Joshua. C'était ça, la raison de son éloignement. Une des raisons.
Les mains toujours enfoncées dans ses poches, il serra les mâchoires à la raillerie. Souffla sur la boucle dorée qui ornait son front, l'envoyant valser au caprice du vent, avant de s'illuminer d'un sourire narquois. Le défi perçait dans sa voix.

-C'est ça, Fol Œil, sans ta baguette magique j'ai tout ce qu'il faut pour te botter le cul, l'oublie pas.

Il lui avait manqué. Sa voix, ses railleries, son attitude de bourge, tout lui avait manqué. Même cet œil paresseux, qui cillait sous ses lunettes, s'efforçant de rester en place. Juste dessous, Kyle remarqua les immenses cernes noirs qui ornaient le regard trop marron de son partenaire. Il avait l'air au bout du rouleau. Et si le blond avait envie de lui demander la raison de son épuisement, il n'en fit rien. Maintenir la distance. Ce n'était pas qu'une question de survie, c'était aussi la chose la plus logique à faire. Celle qui lui permettrait de sauver ses miches, si jamais le temps venait à tourner.

Sans ajouter un mot de plus, il emboîta le pas du brun vers le parking, derrière un hôtel dont il avait déjà oublié le nom. Les détails, il les connaissait, grosso modo. Joshua lui avait fait tout un topo rapide sur les éléments, sans trop entrer dans le vif du sujet, dans un des messages qu'il lui avait envoyés. Un mauvais payeur, un contrat à lui faire signer, possibilité de devoir convaincre le chaland à coups de poings ou en musique. Peut-être même les deux. Kyle n'y voyait aucun inconvénient, du moment que c'était pas un coup fourré. Et si la mission s'avérait facile et rapide, il aurait compté sur la présence d'un des gars de Donelly. Pour s'interposer entre eux. Parce que ça aurait été plus simple de se tirer sans mot dire, ou sans avoir à lui fournir la moindre explication sur les raisons de son silence.
Arrivés au point de rendez-vous, il fourra d'avantage ses mains dans ses poches, dévisageant la cible. Les cibles, précisément. Deux mecs d'une cinquantaine d'années et une bonne-femme à lunettes. L'un des mecs semblait être le fameux mauvais payeur, le second avait de faux-airs de repris de justice, et la femme... La femme n'avait clairement rien à foutre là, et avait l'air aussi dubitative que le triton. Jaugeant tout ce petit monde calmement, il s'installa d'office à la droite de Joshua. Un frisson étreignit sa colonne vertébrale quand ce dernier ouvrit la bouche. Un frisson atroce, électrique, délicieux. Admiratif. Ses doigts s'enroulèrent autour de son jeu de clés et serrèrent, pour qu'il se retienne de rire devant la pseudo assurance de la cible. Parce que ce pauvre con n'avait aucune idée d'à qui il se frottait.

Une bravade. Joshua qui rompait l'espace entre lui et le repris de justice, et ce dernier qui se confondait dans un gémissement poussif. Au coup d’œil perplexe que lui lançait la secrétaire, Kyle répondit d'un haussement de sourcils amusé. Ce n'était rien, ça, encore. Ce n'était rien d'autre qu'un avertissement, le même genre qu'il avait essuyés plusieurs fois lorsqu'il ouvrait trop sa grande gueule. Le mec devait même s'estimer heureux que Donelly n'ait pas ouvert la brèche, et relâché le Kraken tout entier. Parce qu'il aurait pas tenu quinze secondes avant de s'effondrer au sol, la cervelle grillée par ses propres signaux électriques. Les iris bleus du Triton se posèrent sur la nuque du brun qui reprenait la parole. Un regard empreint d'une certaine fierté. C'est mon boss. Et mon boss peut vous niquer la gueule d'un simple battement de cils.  

Une nouvelle supplique. Joshua lui fit signe de le rejoindre, ce que Kyle fit sans la moindre discussion. Le regard noir du repris de justice les embrassait, jusqu'à ce qu'il reprenne la parole. Une menace. C'était mignon. Le mec devait faire facilement une tête de plus que lui et pesait probablement dans les 110kg, mais il était vieux, lent, et lourd. Et même s'il avait clairement pas l'air commode, ce n'était pas franchement le genre de types qui faisaient peur au blond. Ouvrant finalement la bouche après toute cette période de silence, il haussa les épaules en rompant la distance qui le séparait de son employeur.

-Oh non, Blondin va sagement faire ce pour quoi on le paie, et protéger les intérêts de Mr Donelly.

Eh, clairement, on lui demandait son avis. Basculant sur ses talons, d'avant en arrière, il inspecta Joshua du regard. Une question toute simple, à laquelle son patron eut l'air de répondre par l'affirmative. A la bonne heure. Kyle dépassa son employeur pour se planter entre lui et sa clientèle, marquant bien ses appuis, les mains toujours dans les poches, commençant à fredonner un air qui ne lui quittait pas l'esprit depuis qu'il avait fait un tour à la Maison de Jeunes. Ce regard était un signal. Et ce fut avec une courbette toute théâtrale qu'il se présenta à son public. Avant de faire craquer ses phalanges, entendant son patron reculer de quelques pas pour lui laisser plus d'espace. Un vent de liberté soufflant dans ses mèches blondes. Surtout à présent qu'il sentait le poids de ce regard trop marron sur sa nuque.  

-Voilà comment ça va se passer, mes agneaux. Soit vous acceptez sagement de signer le papelard et tout le monde est content. Soit vous m'aidez à sortir la putain de chanson que j'ai dans la tête, et là, vous allez être moins contents. Ou on se met sur la gueule. Au choix.

Le type qui s'occupait des négociations eut l'air de réfléchir un instant, avant de réaliser que le blond qui lui faisait face, tout en gueule et en joli minois, racontait de la merde. En même temps, Kyle pouvait-il lui en vouloir ? Il aurait dû laisser Joshua l'introduire, mais le mal était fait, à présent. Et cette maudite chanson qui avait pas l'air de vouloir le quitter. Le Roy qui n'avait pas mal à la tête secoua vigoureusement la tête. Jeta un regard implorant, un autre, en direction de Donelly.

-Joshua, qu'est-ce que ça veut dire ? Ton père n'aurait certainement pas approuvé...
-Regarde-la, douce et fragile à la fois. Elle ne dit rien, elle se tait, mais ton cœur brûle en secret. Tu ne sais pas pourquoi, mais c'est plus fort que toi, t'aimerais bien l'embrasser.

Quatre paires d'yeux fixèrent immédiatement Kyle, alors qu'il reprenait tranquillement l'air d'Embrasse-la, les mains toujours enfoncées dans ses poches. A l'expression confuse de son assemblée, un sourire railleur illumina ses traits. Il avait prévenu. Et cette maudite chanson tournait dans sa tête depuis que, faute de pouvoir les amener courir à cause de la pluie, les gamins du foyer avaient insisté pour regarder La Petite Sirène pour la énième fois. Content d'avoir réussi à capter l'intérêt de son public, il gonfla sa voix dans sa poitrine, se servant de l'air pour faire passer son message. Un message bien plus insidieux, bien plus volontaire. Les modulations de sa voix changèrent, suivant toujours la mélodie mais se faisant plus rauques, plus gutturaux. Le regard rivé au fond des iris du client, il poursuivit. Marqua chacun des sons d'une intensité nouvelle.

Tu rêvais d'elle, tu l'attends depuis toujours.
Signe le contrat.
Si c'est un roman d'amour, faut provoquer l'étincelle
Signe le contrat.
Et les mots, crois-moi, pour ça, y'en a pas
Décide toi, signe le contrat

La mélodie tournait et gonflait dans sa gorge, de plus en plus chargée par son énergie au fur et à mesure que les paroles se déversaient. Il avait toujours aimé ça, avec son chant. Ajouter toujours plus d'intensité, laisser le temps à la confusion pour faire place au véritable message. Et merde, leurs tronches étaient formidables ! L'enchantement commençait à prendre, clairement, dans les esprits de Roy et de sa secrétaire. Lentement mais sûrement, il approfondit d'avantage ses vibratos et, le regard toujours plongé dans les iris voilés du directeur d'hôtel, il prit une profonde inspiration.
Il n'eut pas le temps d'atteindre le refrain qu'une main puissante se posait sur son épaule et le tirait vers le côté. Pivotant sur ses appuis, il vit tout juste le visage rubicond du repris de justice, ses yeux jetant des éclairs, et le crochet du droit qu'il était à deux doigts de lui balancer en pleine figure. Trop lent. Se baissant aussitôt, Kyle esquiva le coup de poing pour gratifier le connard d'une balayette de la jambe dans les chevilles. Porté par son mouvement, l'enfoiré perdit ses appuis et se retrouva face contre le bitume. Kyle se redressa, croisa le regard de Joshua. Lui adressa un sourire radieux avant de se glisser à califourchon sur le bide du repris de justice, et lui en coller une. Pour la beauté du geste.
Le charme était en train de se dissiper. Alors il se remit à chanter, y mettant toute sa puissance, marquant le rythme à coups de poings bien sentis. Ce connard l'avait touché, et rien que pour ça il allait payer. Pour ça et pour tous les autres.

-Sha la la la la la, n'aie pas peur
Ne pense qu'au bonheur, vas-y, oui, embrasse-la
PAF PAF PAF !
Sha la la la la la, n'hésite pas
Puisque tu sais que toi, toi, tu ne penses qu'à ça
Le visage du repris de justice, injecté de sang, se ramollissait à chaque coup. Du sang commençait à perler de son nez, après un craquement hideux. Mais ses yeux étaient définitivement vitreux. Voilés par cet étrange brouillard qu'il voyait à chaque fois que son chant volait la volonté de ses cibles pour la remplacer par la sienne. Ca fonctionnait.
Sha la la la la la, c'est si bon
Écoute la chanson, décide toi, embrasse-la
Sa voix avait pris une aigreur plus ombrageuse, plus effrayante. Il ne s'agissait plus seulement que le connard en chef signe le contrat. Il fallait aussi qu'il se pisse dessus. Un but qu'il était certain d'avoir atteint, entre son matraquage sans retenue de ce qui semblait être son frère, et la puissance de La Petite Sirène. Reprenant son souffle, son torse se gonflant d'air, il resta à califourchon au-dessus du repris de justice juste le temps de remettre ses cheveux en place. Puis se redressa pour l'enjamber, jaugeant la réaction de son patron au passage.
Sha la la la la la, vas-y, fait vite
Écoute la musique, dépêche-toi, embrasse-la, embrasse-la...

Son cœur battait la chamade. Il n'était pas sûr de ce qu'il lisait dans les grands yeux marrons. De la reconnaissance ? De la honte ? De la fierté ? Il était trop loin, et l'élan de colère qui l'avait poussé à réduire le visage de Gras du Bide en charpie obscurcissait son jugement. Mais Joshua l'avait observé, peut-être même tout du long de la chanson. Et ça, associé à cette étrange bouffée de chaleur qui transcendait tout son corps, c'était pas bon. Parce qu'il savait. Il savait que c'était à cause de ces yeux marrons, rivés sur lui. Il replongeait. Aussi sûrement que rapidement.

Reprenant son calme, la respiration toujours courte, il secoua sa main douloureuse aux jointures et attrapa une cigarette dans sa poche. Un briquet. Alluma le bâtonnet et s'octroya un instant de pause, suçant le filtre avec intensité, pour que la nicotine se mêle plus rapidement à l'adrénaline. En face d'eux, Roy semblait tout de suite nettement plus convaincu. Il déglutit difficilement, l'air penaud.

-Votre ami peut rester, je suppose... Si vous voulez bien me suivre à mon bureau, j'aimerais étudier vos documents.

Une machine bien huilée. C'était ça, leur duo. Ils étaient une machine si bien huilée qu'ils savaient parfaitement quoi faire, quelles que soient les circonstances. Une association durable et basée sur les forces et capacités l'un de l'autre. Une paire parfaite, si parfaite que ce frisson que provoquait leur cohésion était revenu au galop dans chacune des cellules du Triton. Parce que c'était ça, aussi, Joshua Donelly. C'était cette connexion toute particulière qu'il avait avec son patron, un peu trop personnelle, un peu trop sûre. Un peu trop confortable. Un peu trop effrayante, aussi. Même malgré les mois que Kyle avait volontairement placés entre eux, même malgré la distance qu'il avait imposée de lui-même, rien n'avait changé. C'était eux, tous les deux, contre le reste du monde. C'était ce regard chaleureux et électrique que Joshua posait sur son homme de main, et son homme de main qui sombrait, encore, toujours, à se demander ce que ça ferait d'être vraiment proche de ce gars-là.
Parce que ce regard, il tuerait pour ce regard. Il n'avait encore jamais été réduit à de telles extrémités, mais il était prêt à le faire. Et ce bien au-delà de toutes considérations purement professionnelles. Il n'avait jamais su résister à de grands yeux marrons. Jamais. Il replongeait.

La cigarette avait apaisé non seulement ses sens, mais aussi, manifestement, les réticences qu'avait Roy à signer son foutu contrat. Tétant sa cigarette pour se redonner du courage, il laissa Joshua le dépasser, suivant le mouvement imposé par son client. Rester dehors, à deux pas du gros lard, ne lui faisait pas particulièrement peur. Mais il pouvait sentir l'insistance de Donelly, aussi finit-il par jeter sa cigarette encore très consommable de côté pour rejoindre le groupe en marche.
En marche, et qui se donnait des coups d'oeil langoureux. Kyle fronça les sourcils. Il avait pourtant bien pris soin d'instiller de la peur dans sa voix, afin de faire céder plus facilement le clampin et sa godiche. Manifestement madame avait les hormones fragiles, et, bon, chacun réagit comme il peut à la peur. Peut-être que chez elle, ça se manifestait par une poussée libidineuse, hein, allez savoir. Mais quelque chose n'allait pas. Parce que Roy lui rendait ses oeillades énamourées. Parce que Joshua lui aussi glissait quelques coups d'oeil entendus dans sa direction, par-dessus son épaule. Sa voix avait-elle ripé ? Il n'en avait pas le souvenir, et pourtant, clairement, il y avait eu autre chose. Se creusant la tête le temps que les autres bavassent, le Triton rejoint le fauteuil qui lui était indiqué et s'y assit sans un mot. Non, il avait bien tenu la pression jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il lève les yeux vers Donelly. Il avait maintenu son chant, à ce moment-là. Sauf que l'intention avait été différente. Sauf qu'il avait replongé, et cette fois-ci, de manière plus littérale.
Et merde. Nerveux, il se releva pour faire les cents pas dans la pièce alors que Roy et Joshua finissaient de signer leur foutu papelard. S'arracha à la vision de son employeur, joua distraitement avec les élastiques enroulés autour de son poignet gauche. Etait-ce vraiment possible qu'il ait merdé à ce point ? Les regards chaleureux de la secrétaire le couvaient, un peu trop, alors qu'elle apportait un plateau où trônaient verres et bibine. Ce qui tombait à pic. Sa gorge était terriblement sèche, et il commençait à se demander s'il avait profondément déconné ou si c'était juste une manifestation comme une autre de la peur des deux cons. Empoignant aussitôt un des verres pleins, il resta en suspens, le verre à quelques centimètres de ses lèvres sèches. Selon Donelly, ils n'avaient pas besoin de boire.

-...Ah bon ?

Dépité, il reposa le verre sur le plateau d'argent. Donelly n'avait pas seulement refusé la proposition. Il avait mentionné d'autres affaires à régler. Une bouffée de nervosité prit le Triton à la gorge. Ainsi, il risquait d'avoir droit à une discussion en tête à tête avec Joshua. Ainsi, il risquait d'avoir à s'expliquer. Si l'idée de passer du temps extra-professionnel en compagnie de son patron ne lui posait aucun souci par le passé, c'était différent, maintenant. Différent depuis qu'il avait réalisé ce qu'il se passait entre eux, de son propre côté. Les lignes se brouillaient et s'effaçaient, toujours plus. Il avait beaucoup trop de plaisir à rester en compagnie du brun aux yeux fuyants, et il savait que c'était tout sauf bon. Zach s'était même empressé de le lui dire. Alors il espéra, au fond, espéra sincèrement que Joshua ne veuille filer que pour le payer ce qu'il lui devait et lui laisser prendre la poudre d'escampette.
Fourrant les mains dans ses poches, il devança Joshua qui ferma la porte sur un Roy et sa secrétaire qui étaient déjà en train d'échanger leur patrimoine génétique par le biais de leur salive. Fronçant le nez, il glissa un léger "Dégueu" à son patron avant de lui emboîter le pas jusqu'à la sortie. Le silence ne les quitta pas avant qu'ils soient bel et bien hors de l'édifice. Un silence que rompit le brun, sans prévenir, d'un ton d'apparence anodin qui pouvait tout aussi bien l'être que pas du tout. Kyle ouvrit la bouche pour trouver une échappatoire, une excuse, quoi que ce soit qui lui permette de se tirer. Mais son employeur ne l'entendait pas de cette oreille. En une phrase, il réduisit à néant tous les espoirs du blond. Il ne verrait pas son fric avant d'avoir bu ce coup.

-C'est toi le chef, chef.

L'enfoiré. Si une part du Triton était indignée par cette manière de faire tout sauf scrupuleuse, une autre était admirative. Joshua avait parfaitement compris que quelque chose clochait, et n'allait pas lâcher le morceau aussi facilement. Il savait parfaitement ce qui les rattachait encore, tous les deux. Et quelque chose brûlait sous son regard. Un brasier aussi agaçant qu'intriguant, que voilaient à peines les verres épais de ses lunettes.
Il avait vraiment une tête à faire peur. Détournant le regard rapidement, mal à l'aise, le Triton fit mine de s'intéresser à la route qu'ils empruntaient, les mains toujours dans ses poches. Ses doigts caressaient nerveusement ses clés de voiture, à la recherche de quelque chose à dire. T'as pas besoin de me filer le fric tout de suite, tu peux me faire un virement. Ah oui, c'est vrai, t'as pas mes coordonnées bancaires... Par Paypal ? Bon, pour ça il faudrait que j'aie un compte... Rien n'y faisait.
Et Joshua de rompre le silence, à nouveau. Et Kyle de se tourner vers lui, surpris par la question. Surpris, aussi, de constater que les grands yeux marrons ne l'avaient pas quitté tout le long de leur progression. L'une de ses mains retourna contre sa nuque, alors qu'il déglutissait.

-Le but c'était de leur filer la frousse, pas de l'émoustiller comme une ado au bal de fin d'année, mais écoute, ça a marché. Tu t'enlises, Kyle. Je peux relativement viser mes cibles, mais normalement t'as pas été touché. T'étais assez loin. Et t'as protégé tes oreilles, non ?

Comme d'habitude, pensa-t-il. La question de Joshua, pourtant, était étrange. D'habitude, il savait très bien que le Triton savait viser ses cibles. Il savait aussi comment se protéger de lui, quand il poussait la chansonnette. Alors pourquoi cette question, et pourquoi cette fois-ci ? Précisément la fois où sa voix et sa cible avaient légèrement dérapé ? Kyle dévisagea le brun quelques instants avant de reporter son attention sur la route. Toutes ces interrogations le rendaient fou, et il regretta instantanément ce verre de whisky qu'il avait failli goûter dans le bureau de Roy.

-Si t'as pas flippé, t'as pas été touché, de toutes façons.

Voilà. Il était catégorique dans son ton, alors qu'au fond, il en savait strictement rien. Parce que tout aussi éloigné de lui qu'ait été Joshua, s'il n'avait pas empêché le chant de l'atteindre alors que Kyle s'était tourné vers lui pour achever la chanson sur une note plus... Littérale, il aurait pu être touché. Même s'il était assez loin, non ? Rhaaa, toutes ces questions lui filaient le tournis !
Par chance, ils ne tardèrent pas à bifurquer dans une ruelle, et voir l'insigne du bar qu'avait mentionné son employeur quelques instants plus tôt. Une libération qui avait un nom tape à l'oeil, qui était bourrée de pingouins en costard-cravate et où Kyle n'était clairement pas à sa place, entre son slim déchiré, sa chemise à carreaux et son blouson de cuir. Pourtant, ça ne l'empêcha pas de se frayer un passage à coups d'épaule, dégageant l'espace pour que Joshua puisse se faufiler sans heurter qui que ce soit. Kyle était à sa place partout où l'on servait de l'alcool, en soit. Mais, surtout, il connaissait les lieux.
Il savait aussi que c'était Donelly, le maître du bar. Si Kyle était chez lui dans n'importe quel débit de boisson, Donelly, lui, en était le VIP honorifique. En témoignait la serveuse affable qui les approcha aussitôt, délaissant une file d'attente longue comme le bras pour les gratifier d'un sourire plein de dents.

-Monsieur Donelly, quel plaisir de vous revoir ! Veuillez me suivre vers les tables réservées à nos invités de marque, je vous prie.

VIP systématique. Faisant claquer ses talonnettes rapidement sur le lino sombre qui recouvrait le sol, elle les guida à pas vifs vers les tréfonds du bar. Se retournait régulièrement pour leur offrir un sourire radieux, à Joshua essentiellement, ce qui n'était pas pour plaire à Kyle. Ils n'avaient pas besoin de tout son cinéma. D'instinct, le blond se plaça entre elle et son employeur. Ce n'était pas tant pour le protéger. C'était pour éviter que cette cruche écervelée passe sa vie à l'importuner. Les regards qu'elle lui lançait étaient à la limite du convenable, et Kyle crevait de soif. Point.
Au terme d'une progression qui lui sembla interminable, ils finirent par être installés dans un carré privé qui donnait sur un jardin fermé. Qui, surtout, était parfaitement isolé du reste du bar, à l'exemple de deux trois autres carrés qui étaient déjà pris. Ici, personne ne les entendrait. Personne ne les verrait. L'intimité la plus parfaite, avec le bénéfice d'une large banquette confortable et d'une vue imparable. Les joies de bosser avec un mec qui croulait sous le pognon.

-Souhaitez-vous vous entretenir avec M. Doherty ? Il ne vous attendait pas, mais je suis certaine qu'il a la possibilité de se libérer pour vous.

Un léger gloussement, comme une clochette, comme le chant d'une pie, comme les glous-glous d'une pintade. Kyle serra les mâchoires et s'installa lourdement sur la banquette, côté vitre, sans attendre le consentement de son patron. Patron. Doherty était le patron du troquet où ils se trouvaient, et le blond avait plus d'une fois assisté à une remise des livres de comptes à cette même table, sur cette même banquette, entre son employeur et le propriétaire. Mais ce n'était pas la raison de leur visite. Et Dieu merci, Joshua avait commandé pour eux deux et congédié la pintade poliment.
Le box privé était doté d'un petit cendrier noir. A la bonne heure. Kyle tira son paquet de cigarettes et en alluma une, pour retenir son genou de battre un rythme trop soutenu, nerveusement. Son regard noir était posé là où se tenait anciennement la crécelle.

-Un mot de plus et je lui faisais ravaler son rire, à cette morue.

Parce qu'elle empiétait sur un territoire qui n'était pas le sien. Parce qu'avec toutes ses grâces et son sourire plein de dents, elle prouvait qu'il suffisait de pas grand chose pour que leur belle entente soit viciée. Parce que Kyle se sentait suffisamment nerveux pour pas qu'elle en rajoute une couche avec ses gloussements prépubères. Parce qu'il avait eu envie de lui coller une taloche au moment même où elle avait déshabillé Joshua du regard. Il replongeait.
Tirant fortement sur sa cigarette, il en tapota l'extrémité contre le cendrier noir et glissa un regard sur Joshua. Le premier depuis longtemps. Il avait vraiment pas l'air d'aller bien, en vrai. Retenant l'envie qui lui brûlait les doigts de tirer sur ses lunettes pour constater les dégâts, un geste qu'il aurait fait sans la moindre hésitation avec Zach, le Triton s'efforça à un peu plus de calme.

-T'as dit que ça ferait 400 balles, si on arrivait à convaincre Roy sans le moindre pépin. Y'a pas eu de pépin.

Techniquement si. Techniquement, la carcasse inconsciente du repris de justice, ils l'avaient quand même croisée quand ils étaient sortis du bureau du chaland à terroriser. Une incidence qui pouvait peser son poids, mais que Kyle était prêt à laisser passer, si ça pouvait lui permettre de se tirer rapidement.
Ce qu'il n'aurait pas pu faire. Parce que Donelly était assis à côté de lui sur la banquette, et bloquait sa porte de sortie. Un léger rire désabusé secoua ses épaules, alors qu'il reposait son regard au creux des iris sombres de son patron. Ressentait de nouveau ce courant électrique, léger, qui lui chatouillait la nuque à chaque fois qu'il plongeait dans ces grands yeux marrons. Une sensation étrange, ni agréable ni désagréable, qu'il ressentait depuis quelques mois.

-J'vais pas pouvoir rester longtemps, ma famille m'attend pas trop tard. Soirée importante pour le vieux, tout ça. Juste le temps de trinquer, que tu me paies, et j'file.

C'était un mensonge. Un mensonge dit avec le sourire, prononcé les yeux dans les yeux, ce qui le rendait joli, mais un mensonge quand même. Personne en particulier ne l'attendait. Zach allait rentrer tard à cause des heures supplémentaires au boulot, et Andy avait une soirée de prévue avec quelques amis de longue date. Rien ne l'empêchait d'être ici. A part cette sensation étrange d'avoir toujours été à sa place sans l'être réellement, aux côté de Joshua. Une sensation qui lui tordait les boyaux.
Une sensation qui partait pas, toujours pas, alors que ses yeux étaient restés trop longtemps au fond des iris sombres, trop grands, trop marrons, de son partenaire. S'en extirpant finalement, Kyle ferma les siens et tira sur sa cigarette, se laissant s'enfoncer d'avantage contre le dossier de la banquette.

-T'as une tête à faire peur, Fol Œil. T'as croisé un Détraqueur ?

C'était parti tout seul. Parce qu'au fond, il est difficile de prétendre qu'on s'en fout quand quelqu'un vous a manqué autant que Joshua Donelly.

Son genou battait nerveusement une cadence lointaine, rapide et nerveuse, sous la table. Il replongeait, putain, il replongeait et c'était tout sauf un bon signe. Il avait promis à Zach qu'il arrêterait les conneries, qu'il allait se ranger, être plus ou moins respectable, et voilà où il en était. Donelly avait claqué des doigts, et il avait juste suffi de ça pour qu'il y revienne, et avec le sourire ! Mais qu'il était con, putain, qu'il était con !
Sauf qu'il ne pouvait en vouloir qu'à lui-même, ce qu'il faisait avec un brio inégalable. Parce que Kyle n'était pas à l'aise, tout en étant parfaitement dans son élément. Un paradoxe dérangeant dont la seule et unique cause était son employeur lui-même. Son employeur qui l'avait étrangement questionné sur ses dons, alors qu'il savait pertinemment comment ils fonctionnaient. Ils étaient parfaitement rodés, d'ordinaire, alors est-ce que quelque chose avait changé ? Il avait admis ne pas ressentir de peur. Ce qui signifiait que, techniquement, il ne devait pas avoir senti le moment où le chant avait ripé. C'était suffisant. Et pourtant, ça ne le calmait pas pour autant.

D'autant qu'il se sentait au piège, sur cette banquette. Donelly aurait pu s'installer en face de lui, ailleurs, n'importe où tant que ce n'était pas aussi près. A croire qu'il voulait l'encercler, afin que Kyle ne prenne pas la fuite. Une supposition qui se retrouva confortée par la requête de son employeur de rester un peu plus longtemps. Pas que le blond ait refusé ce type de demande. D'ordinaire il appréciait toujours passer plus de temps en sa compagnie, surtout si ça pouvait lui donner l'occasion de le protéger. De se sentir important aux yeux de Joshua. Sauf que la distance avait été nécessaire. Parce que cette nécessité d'être reconnu par le brun aux yeux aveline avait fini par tourner à l'obsession. Avait fini par tourner à un besoin vital, au point qu'il avait dû tout arrêter de lui-même. Instinct de préservation. Instinct mis à mal par les réflexions de son employeur quant à l'insupportable godiche qui les avait menés à leur table. Charmante, hein. Son genou s'était agité plus rapidement, par réflexe, alors qu'il tirait sur sa cigarette. S'était à peine calmé au compliment à peine voilé de Joshua.

Kyle avait tout tenté pour se dépêtrer de cette situation, et éviter les explications imminentes. Mais Donelly avait vu clair dans son jeu, balayant ses obligations familiales prétendues avec la promesse d'un peu plus d'argent de poche à investir dans la Camaro. Son genou reprit sa cadence trop rapide sous la table, alors qu'il se retrouvait confronté à un énième dilemme. Rester ou fuir ? Dire non ou prendre sur lui, en espérant que la question de son silence ne soit jamais posée ? Il connaissait la résilience de Joshua. Il savait que malgré ses apparences purement détachées, son ancien ami était comme un chien hargneux, qui refusait de lâcher un os appétissant avant d'en avoir extrait jusqu'à la moelle. Une qualité qu'il avait toujours admirée chez lui, jusqu'à ce qu'elle menace doucement de lui faire cracher des explications qu'il n'avait pas envie de donner. Les mâchoires serrées, il finit par concéder :

-J'suppose que j'peux squatter encore un peu, mais faudra que j'décolle rapidement quand même.

On ne crachait pas sur quelques deniers de plus. D'autant que le brun avait vraiment l'air au fond du seau, avec ces cernes immenses, et que Kyle ne se sentait pas de partir sans avoir eu une bribe d'explication sur son état. Il n'irait jamais admettre qu'il se préoccupait de sa santé, ça non. Mais en revanche il ne pouvait pas rester là sans réagir. Non ? Si ? Putain. Nouvelle bouffée de nicotine. Son genou s'arrêta, le second prit le relais.
Ce fut finalement la répartie un peu foireuse de Joshua qui brisa la glace. Kyle se retourna vers lui, lui adressa un sourire mi-moqueur, mi-tendre. Son boss avait toujours été particulièrement à côté de la plaque pour tout ce qui était de la culture actuelle. Les films, les séries, les dessins animés semblaient lui être tous passés au-dessus de la tête. Comme s'il avait vécu dans une grotte pendant les vingt dernières années. A bien des égards et sans ambiguïté, il avait toujours trouvé cet élément touchant chez l'implacable et vipérin Donelly. Une faiblesse inavouée qui rendait tout le personnage bien plus attachant. Une des raisons pour lesquelles il se sentait bien à ses côtés. Il faisait plus humain, comme ça.

-C'est Détraqueur, Boss. C'est des sales bestioles qui pompent la joie et les souvenirs heureux des gens dans Harry Potter.

Humain. Faible. Des facettes dont le Triton savait que Joshua ne les montrait pas facilement, mais qu'il avait eu le privilège de voir plus d'une fois. Des aspects étranges quand on considérait cette carapace de suffisance dans laquelle il s'enveloppait, et qui lui filait dix ans de plus. Mais là, ses doigts massant l'arrête de ses yeux, il avait l'air bien plus jeune. Ses lunettes soulevées révélèrent des cernes profonds, sombres, la marque de nuits trop courtes ou de problèmes trop importants. L'envie de le questionner, comme avant, de savoir ce qu'il lui arrivait ou ce qu'il vivait, de l'aider était revenue au galop. Une envie que l'homme de main étouffa en se mordant la lèvre inférieure, alors qu'il acquiesçait lentement.

-Faudrait que tu pionces un peu plus, ils ont l'air de bien te bouffer, tes problèmes.

C'était sorti tout seul, avec une sincérité si spontanée que le blond se maudit intérieurement. Son genou s'était arrêté de battre, sous la table, mais reprit de plus belle. Parce qu'il était con. Parce que son employeur était devenu son ami, depuis le temps qu'ils se connaissaient, et que son ami lui manquait. Lui avait manqué, cruellement, depuis ces mois de silence forcé et toutes ces missions où ils ne s'étaient jamais retrouvés tous seuls. Et son estomac s'était de nouveau enfoncé dans son abdomen en le voyant si fragile, comme avant. La nécessité de l'aider, lui, et personne d'autre. Il ne le lâcha pas du regard pendant tout le temps qu'il mit à se recentrer, à remettre son masque de nonchalance et de contrôle. La transition de l'un à l'autre l'avait toujours fasciné, jusqu'à ce que leurs regards se croisent de nouveau. Joshua était redevenu Donelly. L'homme était redevenu le patron. Et l'intensité de son regard était dérangeante.

-Deux heures ? Ca nous donne quoi, j'serais rentré à 20h ? J'pense que c'est jouable, si c'est que ça.

En toute sincérité, il n'était pas certain qu'accepter soit une excellente idée. Mais la perspective de pouvoir cuisiner Donelly un peu plus sur ses "problèmes familiaux" ainsi que d'obtenir quelques deniers de plus était pas si mal. Il pourrait prendre sur lui. Non ? Si ? Il en savait trop rien, mais c'était trop tard. Il avait déjà accepté.
Son paquet trônait encore sur la table, et il, quand son patron lui demanda de taper dedans, Kyle ne réfléchit pas d'avantage. Feignant l'indifférence, il poussa le paquet dans sa direction, et se pencha dans sa direction pour attraper le briquet qu'il avait dans la poche de son slim déchiré. Sauf que Donelly semblait avoir une autre idée en tête. Bon. Soit. Par réflexe il posa ses mains en coupe autour de celles du brun, le regard rivé sur l'extrémité de sa cigarette jusqu'à ce qu'elle s'enjoigne à la sienne. Le visage de Joshua envahit son champ visuel. L'incandescence des bâtonnets conférait à ses traits cette dimension magnétique qui l'avait toujours fasciné. Révélait le cercle plus sombre qui encerclait ses pupilles, ce pourtour couleur mousse qui ne se voyait que sous une certaine lumière. De grands yeux noisette qui lui avaient manqué. Trop manqué. Qui le fixaient, et, pour une fois, il n'avait pas envie de fuir. Cette même sensation désagréable revenait. Celle de vouloir rester comme ça pendant des heures. Ces papillons qui fourmillaient dans son estomac, alors qu'il baissait les yeux vers ses lèvres, s'assurant, le pensait-il, que sa cigarette soit bien allumée. Constatant que c'était bel et bien le cas, il retira ses mains, ses doigts frôlant ceux de Joshua au passage. Il tira longuement sur sa cancerette en se retirant. Il avait chaud. Trop chaud. Putain. Il replongeait.
La jambe de Joshua contre la sienne, il ne la sentait que trop. Son contact le brûlait, pourtant il n'aurait changé de position pour rien au monde. Malgré ça, son genou recommença à s'agiter avant qu'il ne ricane, d'un rire sec semblable à un jappement agressif. Encore cette foutue serveuse.

-T'en fais pas mon grand, si c'était un Détraqueur, c'est pas ta joie qu'elle sucerait hors de ton corps !

Comme si parler des connasses les attirait comme du miel, la pimbêche était de retour, un plateau lourdement garni entre ses mains manucurées. Son sourire était exécrable, et elle avait clairement fait sauter un bouton en haut de sa chemise pour révéler d'avantage son argumentaire. La salope. Lui jetant un regard torve, Kyle finit par détourner le regard vers la fenêtre. Dehors, dans le parc en contrebas, des enfants jouaient au ballon. Tristement, le double vitrage l'empêchait d'entendre leurs pépiements joyeux. A la place, il avait droit aux jacasseries de la poule, et voyait parfaitement sa manière de se pencher de la bougresse vers son patron. Quand il se retourna vers eux, espérant que le calvaire soit enfin achevé, qu'il ait enfin fini de porter sa croix et que les Romains allaient enfin lui percer le flanc sur ce maudit Mont Sinaï, ce fut pour constater que Joshua n'était pas insensible aux charmes de la greluche. Son genou ne se calma pas d'un pouce, frottant contre celui du brun. Jusqu'à ce qu'elle se tire enfin, les laissant au calme, son rire cascadant flottant tout comme son parfum dans l'habitacle.

-Bonne dégustation, Monsieur Donelly, laissez-moi m'asseoir sur votre visage, Monsieur Donelly~

Imitant ses manières, le blond avait affecté une voix criarde à grands renforts de mimiques grossières. Ces meufs le gonflaient encore plus que la pluie qui engloutissait Bray depuis des semaines, quasi sans interruption. De tous temps, il n'avait jamais supporté les filles dans ce genre. Toutes dans la vulgarité, leur rire orgasmique traduisant une envie certaine et réelle de se faire mettre à la Grecque dans les WC. Fallait se préserver pour le mariage, comprenez. Et si en temps normal il était ravi de les combler, il y avait ce quelque chose dans l'air qui l'empêchait de garder son calme. Un petit quelque chose aux faux airs de mauvaise obsession.
Kyle avait besoin de boire, et le Whisky tombait à pic. Empoignant son verre, il trinqua avec son patron, avant de glisser une bonne goulée au fond de son gosier. Le breuvage, rond et sirupeux, était vraiment d'une qualité exceptionnelle. Y'avait bien qu'avec Joshua qu'il était aussi bien traité. Il venait de faire claquer sa langue de plaisir, savourant les picotements de l'alcool sur son palais, que Donelly avait repris la parole. Se laissant aller dans les épais coussins du dossier, le Triton fit distraitement tourner le liquide ambré dans son verre. Haussa les épaules.

-Oh c'est pas toi, c'est cette grognasse, là. J'ai horreur de ces meufs. Ca te pompe le dard puis ton porte-feuille, à fond, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Sauf si on les jetait avant. De ce côté-là, Kyle était passé maître. Content que la donzelle lui fasse office de cible toute trouvée, il poursuivit, le visage sombre. Renifla distraitement son verre, comme pour se donner du courage.

-Méfie-toi. Même si t'avais l'air d'admirer le paysage, Barbie est toute en plastique. Et c'est pas elle qui a payé ses faux-seins.

Un nouveau lever de coude, une nouvelle bonne gorgée de Whisky. Une boisson pareille devait se savourer, d'ordinaire, mais il avait besoin de faire passer ce goût désagréable qu'il avait sur le palais, depuis qu'il avait surpris Joshua en train de reluquer son décolleté. Une sensation sur laquelle il était bien incapable de mettre le doigt, tant elle lui était étrangère. Sans doute sous l'effet du poison, ou du fait qu'il l'avale comme de l'eau, son genou battait une cadence plus lente. Ses gestes en général étaient devenus bien plus lents, le Whisky lui montant au visage rapidement. Étendant son bras sur le dossier de la banquette, à une distance plus ou moins mesurée de celui de son patron, il cuva son alcool quelques instants avant de se retourner vers lui. Pointa l'accès, désormais vide, de l'index.

-C'est ça ton style ? Franchement, ça me déçoit un peu. J'te pensais plus attiré par les sirènes que les rascasses !

Il pouffa doucement contre son verre, avant de se décider à le reposer sur la table. Joshua avait raison sur un point. L'alcool le détendait vraiment bien, suffisamment pour qu'il se sente nettement plus à l'aise en sa compagnie. Même si le goût restait sur son palais, il s'était déjà sacrément atténué. Et ça lui faisait un bien fou. Un tel bien qu'il s'installa plus confortablement et piocha dans les assortiments luxueux que leur avait amené la pimbêche. Elle avait au moins mis les petits plats dans les grands, cette nuisance. Et les petits fours étaient délicieux.
Sa tête retrouva le dossier de la banquette, alors qu'il mâchonnait son biscuit. Une mini-tartine de ce que les péteux appelaient du foie gras, qui coûtait un bras à l'importation à Bray et était une hérésie selon les associations de protection des animaux. Mais Kyle comprenait à chaque fois qu'il en mangeait, toujours en compagnie de Donelly, pourquoi les Français avaient décidé de leur dire merde, aux assos. Ce truc était rudement bon.

-Ton gars qui doit appeler, là, il t'en veut particulièrement ou tu pourras te débrouiller sans moi ? Autant éviter de rajouter des coquards sur tes cernes, ils sont déjà assez importants comme ça.

Ramener le sujet sur Joshua ou sa santé n'était pas prévu, de base, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Parce que son patron avait vraiment semblé accablé par ses problèmes, quelques instants plus tôt. Ca avait réveillé cette partie de Kyle qu'il avait voulu à tout pris étouffer ces derniers mois. Cette partie de lui qui s'intéressait trop, qui se souciait trop, du bien-être de son patron. Le Triton se tourna de nouveau vers son employeur et se pencha vers lui. Maintenant qu'il avait vu ses cernes, sans les lunettes, il n'apercevait plus que ça. Et là, bien plus proche à cause d'une estimation approximative des distances, il pouvait voir que la fatigue avait vraiment mis un coup à Donelly. Un sacré coup. Le blond se mordit la lèvre inférieure, son regard déviant légèrement plus bas avant de se redresser pour retrouver les iris marrons de son employeur. Ses traits étaient soucieux.

-T'es pas dans la merde au moins, Josh ?

Pendant des mois, il s'était efforcé à ré-instaurer une forme de distance entre eux. Pas de familiarités, encore moins devant les collègues. Il donnait du M. Donelly comme il donnait du Joshua, mais le diminutif qu'il lui avait octroyé du temps où les choses n'étaient pas devenues aussi bizarres était remisé au placard. Le Whisky, les petits fours et l'inquiétude avaient fait revenir tout ça au galop. Et les papillons frissonnaient de nouveau dans son ventre, prêts à s'envoler alors qu'il scrutait encore un peu trop le visage, les yeux, du brun. Un peu trop longtemps. Un peu trop fort.

-J'sais que j'suis pas vachement là en ce moment mais tu peux m'le dire si t'as besoin que je tabasse des connards, hein. C'pas comme si j'le faisais pas déjà pour toi.

Parce qu'ils le savaient tous les deux. Ils savaient parfaitement que si Donelly avait besoin, il lui suffisait de claquer des doigts pour que Kyle accoure. Comme avant. Comme maintenant. Encore plus maintenant qu'il le voyait dans cet état.
Et c'était pas normal. Et ça le terrifiait autant qu'il se savait incapable de refuser. Et c'était pour ça qu'il avait tellement peur de se retrouver tout seul en sa compagnie.

-C'est bien ça le problème, Boss. C'est que du plastique.

Jaloux ? Kyle ? Jaloux de qui, de cette traînée qui agitait ses seins sous le regard du premier homme qui passait ? Plutôt crever. Il n'était pas comme ça, elle pouvait bien agiter son cul devant le monde entier qu'il en aurait rien à braire. Piqué à vif par la suggestion potentielle de Joshua, il s'était penché d'avantage sur son verre. En avait déjà sifflé plus des deux tiers, ce qui faisait beaucoup pour un alcool aussi cher, mais il n'en avait cure. Il n'était pas jaloux, comment Joshua pouvait-il se faire cette idée ?
Et pourtant, au fond, pouvait-il aussi donner tort au brun, alors que tout ce qu'il avait fait jusqu'à présent c'était chercher des noises à une jeune femme qui, sommes toutes, ne faisait que son travail ? Mais non, c'était sa faute à cette morue. Avec toutes ces oeillades qu'elle glissait vers Joshua, tous ses sourires éclatants, cette voix un peu mijaurée et ces éclats de rires orgasmiques qui prouvaient bien qu'elle se serait bien frayé un chemin jusqu'à son entrejambe si elle avait pu. C'était tout à fait normal que Kyle souhaite le mettre en garde face aux agissements de la bougresse. C'était même très pro. Et ce n'était surtout pas parce qu'il aurait voulu être l'unique récipient de son attention. Pas du tout. Lui ? Jaloux ? Quelle drôle d'idée. Haussant les épaules aux réflexions de son patron, il ne manqua toutefois pas l'allusion aux sirènes. Certaines lui plaisaient, et il n'était pas sûr de la réciprocité de son attirance ? Les sirènes comme les Tritons étaient des créatures orgueilleuses, il suffirait de si peu pour qu'un homme aussi attirant que Joshua fasse des merveilles. Un conseil que Kyle se retint de lui offrir, la conversation étant déjà partie suffisamment loin pour qu'il puisse la rattraper. En tous cas la grognasse, elle, c'était clairement pas une sirène.
Absolument pas.

Son genou s'était apaisé avec l'alcool, ses barrières étaient progressivement tombées et l'inquiétude s'était marquée sur le visage du Triton avec une facilité déconcertante. Parce que maintenant qu'ils étaient enfin seuls, à la faveur de l'éclairage tamisé dans le bar, il pouvait vraiment voir les cernes marqués sous les grands yeux marrons de Joshua malgré ses lunettes. Sans réaliser qu'il s'était tenu trop proche, qu'il puisse avoir l'air bien plus inquiet pour sa santé qu'il ne le prétendait, Kyle hocha lentement la tête aux allusions sur le fameux "gars" que devait rencontrer Donelly. Quelque chose au fond de ses entrailles lui laissait entendre que ce n'était pas tout à fait net, cette histoire. Qu'il y avait des éléments de cette rencontre que Kyle ignorait, et qu'il valait peut-être mieux ne pas trop creuser de ce côté-là. Il laissa toutefois échapper un soupir soulagé aux paroles rassurantes de son patron. Si le gars, qui était une garce, se pointait, il serait là pour assurer ses arrières. Même si le danger semblait ne pas faire partie du deal. Tout bénef, donc.

-T'occupes, ta nana, j'vais la profiler bien et fort. T'auras droit à tous les détails, elle sera même rhabillée pour l'hiver si t'as besoin. Même si j'suis surpris, c'est rare que tu fasses affaire avec des meufs. Mais bon, j'suis pas là pour juger hein.

Un haussement d'épaules, une nouvelle gorgée du whisky trop riche, trop savoureux, lui faisant monter le rose aux joues comme aux oreilles. S'il était tout disposé à servir d'analyste au brun, et scruter la harpie de son regard d'aigle, Kyle espérait que ce ne soit pas une greluche dans le genre de la serveuse. Non, décidément, cette serveuse ne lui plaisait pas du tout. Au ton de Joshua toutefois, rien ne laissait entendre que ce fameux rencart soit pour autre chose que du professionnel. Une nouvelle cliente, peut-être ? Ce qui expliquerait leur présence dans un bar aussi huppé. Le lieu puait le luxe à trois lieues, entre l'opulence pleinement assumée de sa décoration et les boxes très privés qu'il offrait. Donelly cherchait-il à impressionner cette fameuse personne ? Ce serait réussi. Parce que Kyle, à chaque fois qu'ils venaient boire un coup dans cet établissement, l'était tout particulièrement.
La conversation prit un tour plus personnel, poussée par l'inquiétude qui rongeait les entrailles du Triton. Parce que, de mémoire, il n'avait jamais vu le visage de son ami marqué de la sorte. Même lorsque Donelly père était décédé, Joshua le portait sur son visage, mais pas de la même manière. L'éloignement, le manque, peut-être, de cette proximité qu'ils avaient toujours eue entre eux, l'avait poussé à poser ces questions. L'alcool, aussi, qui ne se distillait que trop dans ses veines. Quelque part, il se doutait que Donelly répondrait. Après tout, s'ils se voyaient moins fréquemment et jamais en tête à tête, c'était à cause de Kyle. C'était à cause de cet instinct de protection qu'il avait développé progressivement vis à vis de son employeur, ce besoin d'une proximité qu'il ne parvenait pas à expliquer. Cette étreinte de son coeur quand il le voyait aussi fragile, aussi humain, cette bouffée de chaleur dans sa poitrine qui lui donnait envie de le protéger. Des sensations inconnues, pires quand ils étaient séparés, qui le terrifiaient suffisamment pour qu'il n'ait pas envie de franchir le pas.
Et pourtant il l'avait franchi en posant ces questions. Pire, il obtint même des réponses, qui ne le rassurèrent pas plus. Attentif, ses iris océan rivés dans les grands yeux trop marrons de Joshua, il fronça les sourcils devant sa tentative de le rassurer. Oui, c'était un fait, il était doué pour botter des culs. Mieux, c'était pour ça qu'il était au service du brun. Mais cette lassitude qu'il lisait sur ses traits, bien plus prononcée depuis qu'il avait enlevé ses lunettes, contredisaient clairement les mots qui sortaient des lèvres ourlées de son patron.

Guettant toujours ses réactions, le Triton laissa son regard couler dans le col déboutonné de son patron, révélant tout juste la naissance de ses clavicules. Juste assez pour témoigner d'une musculature solide, tout du moins la laisser deviner. Ou tenter de la deviner, Joshua étant un bel homme mais ne se laissant aller que trop rarement au goût de son homme de main. Kyle se reprit lorsque ses muscles se tendirent, un bras s'étant posé sur le sien. L'intrusion dans son espace personnel fit cavaler son sang, agitant une bouffée d'adrénaline qui lui grimpa aussitôt jusqu'au cerveau, le poussant à relever son regard au niveau du visage du brun. Si le contact le brûlait, il n'opéra aucun mouvement pour s'en dégager. Car la brûlure était agréable. De nouveau, la nuée de papillons dans son estomac. De nouveau, l'envie d'apposer une main contre son bras, l'envie de le rassurer, alors qu'il avait l'air aussi accablé par ses tourments. Les extrémités de ses doigts vinrent naturellement caresser le côté de son bras, rassurants, incitant le brun à la confession. L'attirant toujours plus vers le bas, dans les profondeurs de cette étrange addiction qu'il n'expliquait pas vis à vis de son employeur, dans cette nécessité de contact obscure qu'il ne parvenait plus à rationaliser. Ce n'était pas de toucher quelqu'un qui était important. C'était le contact de Joshua qui l'était devenu, avec le temps.
Les doigts de sa main toujours enroulés autour de son verre, le Triton se servit une franche rasade en écoutant la voix feutrée de son employeur. Ainsi il avait effectivement des problèmes. Les sourcils, froncés, il le laissa poursuivre, le coeur battant. Lui offrit un ricanement cynique en réponse à son léger rire. Ah ça, il en avait vues certaines, des conquêtes de Joshua. Mais il n'avait rien à dire sur la question, si ?

-Une banshee hein ? Faut vraiment être con pour laisser ça à son ex...

Il ne comprenait pas bien quel type de cadeau avait pu laisser l'ex en question, pour que ça braille autant et pose autant de soucis à son employeur. Un animal de compagnie qu'elle aurait appelé du nom de Joshua ? Y'en avait des meufs qui étaient particulièrement givrées. Kyle en connaissait même une qui lui avait envoyé un rat par la poste, une espèce de pseudo-gothique qu'il avait sautée, et il avait été contraint de garder la bestiole dans une boite à chaussures dans sa chambre jusqu'à la refourguer. Andy était d'accord pour les chiens, mais les rats, ça, ça passait pas ! Encore moins quand ils s'appelaient Satan Fils de l'Enfer, la meilleure possession de cette pauvre fille. A y réfléchir, Kyle ferait mieux de mieux choisir ses relations, lui aussi. Se laissant le luxe de caresser une nouvelle fois le bras de Donelly, dans un geste apaisant, il s'offrit une nouvelle gorgée de Whisky et claqua la langue, l'oeil pétillant de malice.

-Et tu peux pas la refourguer à l'adoption, ta banshee ? Y'a des gens qu'aiment bien les petites bêtes qui hurlent beaucoup. Une annonce sur Craigslist et t'es débarrassé de ton animal de compagnie, et toi et Laserian vous avez enfin la paix !

Après tout, cette manière de faire l'avait bien sauvé, lui. Il avait bon espoir pour Joshua. Ce dernier avait de la ressource, il serait bien capable de se libérer d'un animal de compagnie un peu trop bruyant. Puis vues toutes les annonces qu'il avait vu passer sur le site, il était certain que ce n'était qu'une affaire de minutes. Quelques minutes de plus, et la fatigue qui accablait le brun, qui assombrissait ses traits habituellement si doux, ne serait plus qu'un mauvais souvenir. Le regard sombre de Joshua croisa le sien, ce regard ténébreux, indescriptible, qu'il avait quand il se concentrait. Un regard qui vous perçait à jour, qui s'insinuait jusqu'à votre âme, qui laissait toujours Kyle sans voix tant il avait l'impression que l'autre homme était capable de lire dans ses pensées. Perdu dans les immenses yeux marron, il déglutit un bref instant, ne sachant quoi dire ni que faire. Ne sachant s'il devait s'en défaire, ou au contraire s'y perdre un peu plus.
Les doigts de son employeurs se frayèrent un chemin jusqu'à son épaule, lui arrachant un frisson lorsqu'ils s'enfoncèrent dans ses muscles. Le Triton ne réalisa qu'il retenait son souffle que lorsqu'ils commencèrent à le masser tranquillement, et il se laissa aller, glissant son épaule dans la paume ferme de son compagnon. Fermant les yeux, il s'étala d'avantage dans la banquette, savourant chacun des mouvements sur ses nerfs trop tendus. La voix de Donelly était un écho chaleureux, ronronnement qui ne lui avait que trop manqué. Une bouffée de chaleur réchauffa ses joues sous le compliment, et il tendit son bras pour reprendre son verre, par réflexe. N'en glana que quelques gouttes, le liquide s'étant évaporé beaucoup trop rapidement.

-Les joies d'être blond, la moindre goutte d'alcool et on dirait que t'es une adolescente à son premier rencart !

Rouvrant les paupières, il considéra son verre désespérément vide avec une grimace dépitée. Les papillons au fond de son estomac frétillaient avec beaucoup d'intensité, preuve qu'il ne les avait pas encore suffisamment noyés à grands coups de Whisky. Pour autant, le massage de Joshua était terriblement apaisant. Suffisamment pour qu'il se liquéfie de nouveau contre l'épais dossier de la banquette, se tordant pour lui laisser plus de surface sur laquelle exercer son art.
C'était sûr, que la conversation dévierait forcément sur ce côté-là de leur relation. Kyle avait réussi à jouer les Filles de l'Air pendant suffisamment longtemps pour mettre la puce à l'oreille du brun, et il était temps qu'il rende des comptes. C'était donnant donnant. Donelly lui faisait une confidence, jouant cartes sur tables. Et, pendant une brève minute, le coeur du blond se serra. Avait-il fait exprès de lui confier son histoire de banshee juste pour apaiser ses soupçon, abaisser ses défenses et le pousser sur le terrain de la confidence lui aussi ? Est-ce qu'il s'était laissé manipuler comme un bleusaille ? L'homme de main secoua la tête, chassant les pensées en même temps que ses boucles blondes. Au fond, il avait envie de croire que son ami était sincère. Pleinement sincère. C'était plus doux, sur son palais, comme goût.

-T'sais, ça me manque un peu, avant. Avant, quand j'étais pas là que pour cogner des gens. Quand on parlait comme maintenant.

Il pouvait sentir la chaleur qui picotait ses pommettes, mais il ne s'en préoccupait pas. C'était sûrement l'alcool. Pas ces foutus papillons dans son estomac, ou cette sensation d'être tiré par les pieds vers des profondeurs inexplorées. C'était si con que son verre soit aussi vide, il en aurait bien eu besoin. Surtout alors que les mains de son employeur pétrissaient aussi vigoureusement son dos, et qu'il se sentait fondre comme neige au soleil.

-J'veux dire, je sais que j'suis pas super dispo en ce moment, et c'est ma faute. C'est entièrement ma faute. Mais j'veux que tu saches que quoi que tu me dises, c'est important, hein. J'suis pas que ton homme de main, j'suis aussi ton pote. Enfin j'espère.

Leur relation, il n'avait jamais su la décrire. Ils avaient commencé jeunes, si jeunes, à faire des coups ensemble. Adolescent, il travaillait déjà pour Donelly, malgré qu'ils soient sensiblement du même âge. Et si la proximité et les coups associés avaient été fructueux pour la plupart, ils avaient sensiblement grandi ensemble. Et pourtant, tout avait toujours été très pro. Jusqu'à ce que la vie les rassemble, qu'elle les rapproche, et qu'elle chamboule un peu tout ce que Kyle connaissait. Ce n'était pas tant Donelly le problème. C'était lui. Lui qui avait rendu tout beaucoup plus compliqué, lui qui avait commencé à prendre peur à cause de leur proximité. Parce qu'il avait besoin de lui. Il avait besoin de sa proximité, il avait besoin d'assurer les coups de poings pour le protéger, il avait besoin de se sentir important à ses yeux. Peu importait au final que ses autres employeurs le voient comme une machine à donner des coups. Tant que Donelly le voyait comme son ami, il avait des ailes.
Et pourtant, il avait commencé à douter. Il avait commencé à se poser tant de questions qu'elles n'appelaient pas de réponses, mais surtout qu'il n'oserait jamais poser au principal intéressé. Ancrant son regard au sien, il chercha au fond des yeux trop grands, trop marrons, une réponse. Est-ce qu'ils étaient amis ? Est-ce qu'ils étaient encore proches ? Est-ce qu'il avait tout bousillé en s'éloignant, en cherchant à se protéger de lui-même ?

-Dis-moi, boss, est-ce qu'on est juste des pros qui travaillons bien ou est-ce qu'on est des potes ?

C'était très enfantin comme demande, et pourtant. Pourtant il avait besoin d'entendre une réponse concrète à cette éternelle question qui trottait sous les boucles blondes. Une sorte de bouée à laquelle se raccrocher si la réponse était positive, une manière de taire, peut-être, ces foutus papillons qui froissaient leurs ailes dans son estomac. Son regard s'était fait trop intense, comme lors de son inquiétude passée. Parce que ça le hantait. Parce que ça le rongeait. Parce que ça le bouffait tout entier, et il ne pouvait pas passer à côté.
Et pourtant. Pourtant, comme à chaque fois que les mots devenaient trop intenses, il fallait trouver une parade. Quelque chose pour libérer l'existence, relâcher la tension, prétendre que tout allait bien. Comme à chaque fois qu'il était avec Joshua, comme un besoin de se montrer plus brut qu'il n'était.
C'était plus simple, beaucoup plus simple comme ça. Il se fendit d'un sourire railleur, alors que l'étincelle d'inquiétude affleurait toujours dans son regard rendu légèrement vitreux par l'alcool.

-Non parce que si j'suis pas ton pote, c'est pas normal que tu me masses comme si j'étais ta meuf, tu vois !

Et Dieu savait qu'il appréciait le geste. Vraiment. Dieu savait si ses muscles étaient nettement plus détendus, s'il avait l'impression que ses épaules s'étaient transformées en coton sous les doigts experts de son employeur, quand bien même son corps en demandait plus. Bien plus. S'il se sentait bien, vraiment bien, et qu'il n'aurait échangé sa place pour rien au monde. Mais voilà. Il ne pouvait pas se permettre de garder les choses, la vie, sérieuses plus longtemps. Quelque chose dans son système le lui refusait.

-M'enfin parti comme t'es, autant que tu fasses tout le dos hein. A moins que ça soit déduit de mon salaire... ?

Il lui adressa un battement de cils sombres en haussant des sourcils interrogateurs. Dans ce genre de circonstances, quand il ne savait plus où se mettre, il attaquait. C'était idiot, comme manière de faire. Mais il ne savait plus comment se dépêtrer de cette situation, tout comme il ne savait pas comment demander plus d'attention à Donelly.
Au fond, il pouvait entendre les talons des serveuses claquer sur le lino luxueux du bar. Par réflexe, la gorge sèche, il s'humecta les lèvres. On crevait de soif, et de chaud, dans ce box privé. Mais Kyle s'acharnait à être un bon employé. Il ne prendrait pas la peine de commander une autre lichette de ce whisky trop sirupeux à la place de son employeur. Question de principes, quand bien même il en crevait d'envie.