Sonay • She's mad but she's magic

Sonay Eçevit

"She's mad but she's magic. There no lie in her fire"

 « En hurlant dans le canyon au moment de ma mort, l'écho qui fut créé porta mon dernier soupir. Ma voix provoqua un éboulement qui ensevelit, cet homme que je ne connaissais pas. Et quand il mourut, sa jeune veuve rencontra ton père, et ils t'engendrèrent toi. » Ce fut la première chose que la voix lui conta, décrivant ainsi le rêve qui la hantait depuis si longtemps ; un souvenir si vieux qu'elle ne pouvait l'avoir vécu, les faits étant bien antérieurs à sa naissance. Lorsqu'elle fermait les yeux pourtant, elle pouvait sentir les cailloux sous ses pieds et ce climat si particulier que partageaient les gorges turquo-irakienne. Mais jusqu'à preuve du contraire, jamais elle n'avait vécu le périple qui avait été celui de sa mère, Sonay étant née bien après que sa génitrice et les siens n'aient quittés l'Irak où on ne voulait plus d'eux. 
Fille d'une kurde apatride et d'un turque, elle avait vu le jour dans le pays de son père, sur des terres oubliées de tous. Aînée d'une fratrie de six sœurs, elle avait grandi au sein d'une famille aimante, au milieux des rituels traditionnels, entourée de portes-bonheurs et autres colifichets religieux.
De sa jeune enfance, elle se souvenait des ruelles sinueuses, des friandises volées et des genoux écorchés. Moins intrépide que ses cadettes, plus discrète aussi, elle n'en avait pas été moins heureuse. Même lorsqu'elle perdit la vue, elle continua de savourer chaque instant de son enfance avec candeur et innocence. Car elle n'était pas née aveugle. La cécité l'avait rattrapée progressivement, déposant au fil du temps, le voile sur ses yeux. A quel âge était-elle totalement devenue infirme ? Elle ne s'en rappelait pas. A huit, neuf ans peut être...

Les morts non plus n'étaient pas arrivés de suite. Ils avaient commencé par se manifester dans ses rêves, là où elle voyait encore les ombres et les couleurs.  Dans ses songes, ils lui parlaient du mystère de la vie et du grand dessein de l'univers. Ils l'abreuvaient de concepts et de théories qu'elle ne comprenait pas, mais qu'elle s'empressait de répéter à qui voulait bien bien l'entendre.
-Qui t'as dit tout ça ? Lui demanda un jour sa mère.
-Grand-mère Ajda.
-Ce n'est pas possible, mon chat. Grand-mère Ajda est entre les mains d'Allah.
-Elle me l'a dit dans mon sommeil.
Les séances d'exorcismes qui s'en suivirent, la confortèrent dans l'idée que toutes les vérités n'étaient pas bonne à dire. Elle continua donc de parler de théologie et de philosophie dans ses rêves, d'entendre de choses que ceux de Gevaş étaient à mille lieux de soupçonner. Elle comprit que les défunts étaient plus avenants que les vivants, car leur monde s'étendait bien au delà de celui perceptible par les cinq sens. Et lorsque le temps qu'elle leur réservait durant ses nuits ne leur fut plus suffisant, ils s'attaquèrent à ses journées, murmurant au creux de son oreille quand bon leur chantait.
Et parmi ces dizaines et ces dizaines d'âmes qui s 'élevaient du tréfonds de la terre, il y avait la voix, dont l'écho dans sa tête se faisait plus fort que celui de tous les autres.
La voix n'avait jamais été humaine, elle pouvait le jurer.  La voix était menteuse. Elle lui avait conté une histoire vrai, le premier mari de sa mère étant bien mort lors du grand exil. Mais qu'elle ait été protagoniste de cet épisode, elle en doutait. La voix ne racontait que ce qui l'amusait, la voix était roublarde et fourbe. Mais à l'instar des morts, la voix connaissait le secret du monde. Alors Sonay l'écoutait avec attention, la laissant squatter son crâne un peu plus que les autres.

C'est ainsi qu'elle grandit. A mi chemin entre le monde des vivants, et celui des esprits, jonglant entre son adolescence et le grand secret. S'épanouissant dans les ténèbres dans lesquelles sa cécité l'avait plongée, il lui sembla que ces années furent les plus lumineuses de sa vie. Baignée d'une étonnante candeur, elle combla son handicape grâce à ses mains, mémorisant les formes et les textures que ses doigts touchaient. Ce fut un temps d'apprentissage durant lequel, elle s'intéressa aux choses de la vie comme aux choses de la mort. Elle apprit à jouer du luth, du hang et un peu de piano. Elle se rappela qu'au delà de Gevaş, il y avait Istanbul où elle alla faire ses études. Elle se rappela également qu'au delà d'Istanbul, le monde terrestre était vaste : fait de paysages et de vallées, de couleurs qu'elle n'aurait jamais la chance de voir; où des gens parlaient des langues qu'elle appris mais qu'elle  n'aurait jamais la chance de prononcer.
La jeune fille en fleur devint fruitière. Et aussi soudainement qu'elle avait changé, elle se désintéressa du grand secret. Dans les méandres de l'ancienne Constantinople, dans ses volutes et ses fumées,sur les bancs de l'université, la créature éthérée qu'elle avait toujours été se transforma subitement en femme. La vie d'adulte la poétisa autant qu'elle l'érotisa. A l'âge où sa mère l'aurait voulu mariée, elle commença à boire et à fumer. Elle se détourna des morts et de la voix, et se chercha une place parmi les vivants. A la métaphysique, elle préféra la science pure et dure. Pendant un an, elle consulta tous les ophtamologues de la capitale, ignorant la voix qui lui disait que c'était inutile. Lorsqu'elle se fit à l'idée qu'aveugle elle était, aveugle elle resterait...Elle se tourna vers la religion. En parallèle de l'histoire politique des migrations, elle étudia le coran, la bible et tous les dogmes possibles. Par curiosité disait-elle à la voix, niant complètement le fait qu'elle attendait encore un miracle.

Le Dieu qu'elle étudiait ne l'aida en rien ; La magie par contre, lui accorda tout ce qu'elle avait toujours désiré. L'année de ses vingt ans, la voix la quitta. Les mort disparurent. Elle perdit totalement son don, mais recouvrit la vue.